Wolfgang Ullrich, Alles nur Konsum : Kritik der warenästhetischen Erziehung, Berlin, Klaus Wagenbach, 2013.
Recension parue dans, Critique d’art en ligne, 2013.
[TEXTE INTÉGRAL]
Avec son dernier livre, dont on pourrait traduire le titre par l’énoncé Tout n’est que consommation : critique de l’éducation esthétique par la marchandise, Wolfgang Ullrich s’intéresse aux comportements du consommateur face aux objets, participant ainsi d’une tendance générale à réactualiser les lectures marxistes de la forme-marchandise, tout en se référant également à l’esthétique des Lumières avec Schiller et ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Wolfgang Ullrich affirme que le fait de consommer s’apparente à une technique culturelle (Kulturtechnik) telle que la lecture. Il se démarque ainsi très clairement de l’interprétation marxiste qu’incarne la théorie critique d’Adorno et qui voit en la consommation et la production industrielle de pures et simples illusions, dont il s’agirait de déconstruire les mécanismes quasi rituels, comme le fétichisme ou l’aliénation (qu’il soit d’ailleurs question de productions culturelles ou bien de productions plus triviales comme le gel douche ou un poivrier).
Pour Wolfgang Ullrich, le choix du bon objet opéré par le consommateur, qui doit se décider selon toute une série de critères, revient à l’exercice d’un goût et donc à une faculté de juger, au même titre que la décision de lire un livre plutôt qu’un autre. La forme donnée à la marchandise, tant par l’emballage que par les textes qui l’accompagnent, participe effectivement de la grande mise en scène capitaliste qui consiste à créer du mystère (sur ce point, Wolfgang Ullrich s’aligne sur l’analyse marxiste) et à contrôler les consommateurs grâce à l’établissement d’une réelle fabrique de sentiments.
Certes, ces sentiments sont bon marché et ne sont pas nécessairement le fruit d’une expérience complexe, élévatrice, moralement institutrice. Mais la « critique » ici menée par Wolfgang Ullrich doit être prise au sens fort et philosophique, c’est-à-dire avec l’ambition de savoir tracer les limites de l’activité envisagée pour mieux l’analyser.
Au lieu d’une critique à sens unique, négative, Wolfgang Ullrich tente de brosser une critique constructive qui sache mettre à jour le potentiel esthétique de la consommation: choix d’objets, développement d’un type d’attention à la forme, au rapport entre la forme et l’usage, à la qualité des matières, etc. La consommation peut ouvrir sur un espace poétique, lieu d’épanouissement de la liberté. Finalement, le fait de consommer peut faire de nous des sujets esthétiques exigeants, constamment engagés dans des situations faisant appel à l’affinement de nos sens et à la prise de décision.
Wolfgang Ullrich va même encore plus loin avec l’analogie qu’il instaure entre le consommateur et le curateur. A la différence de Roland Barthes qui entendait avec ses Mythologies analyser à partir de certains objets l’idéologie (bourgeoise) qui leur était sous-jacente, coupable d’une paralysie de l’histoire que l’on forcerait à faire rentrer dans le costume de la causalité naturelle, Wolfgang Ullrich propose ici de dépasser le constat ravageur d’une société de consommation verrouillée par des mécanismes de domination et de voir en la consommation un outil potentiellement novateur, thérapeutique, voire subversif, tant pour les sujets que pour la société.
Clara Pacquet