Le monument ou l’instrument d’une expérience éclairée
Lecture given in May 2008, the 23th at the conference « Vous avez dit sculpture? » organized by Danièle Cohn within the Richard Serra’s exhibition « Promenade », MONUMENTA at the Grand Palais, Paris
Introduction : questions de définition
Comme le titre l’annonce explicitement, je me propose d’envisager le monument du point de vue de la pensée des Lumières. Cet ancrage historique a été choisi relativement à une question que l’on peut formuler ainsi : l’expérience esthétique, telle qu’elle a été définie au siècle des Lumières, partage-t-elle encore quelque chose de commun avec l’expérience que nous avons des œuvres d’art aujourd’hui ? À ce titre, le monument n’est-il pas exemplaire d’une certaine conception de l’œuvre d’art au 18ème siècle ? Mais qu’est-ce, d’ailleurs, qu’un monument ? À quel type d’objet avons-nous affaire ? S’agit-il d’une œuvre d’art ? Un monument appartient-il davantage à l’architecture ou à la sculpture ?
Le rapport à l’histoire, ainsi que le fait d’être un instrument de la mémoire, de la construction et de la conservation de souvenirs, sont caractéristiques du monument. Les œuvres d’art échappent-t-elles à ce conditionnement au sens où la plupart d’entre elles appartiennent au passé et réclament d’être conservées ? Concernant le monument, ce qu’il est possible d’affirmer, c’est qu’il est toujours le monument de quelque chose. Il existe d’abord parce qu’il est attribué et adressé. Il est érigé en souvenir d’une personne, d’un fait historique ou même d’un dieu, d’une idée. En cela, on peut le comprendre comme un instrument. Il est pensé et fabriqué en vue de quelque chose qui le précède. Pareille définition serait-elle problématique pour une œuvre d’art, si l’on part du principe qu’elle travaille la forme pour elle-même ? Une autre question se pose alors : le monument serait-il une œuvre d’art moins libre, car déterminée par son contenu ? Comment forme et signification cohabitent-elles dans un monument ? Laquelle est première, laquelle détermine l’autre ? Un monument se définit-il justement par le fait que l’on choisit originairement un sens, une raison précise en attente d’une forme adéquate, une enveloppe extérieure suffisamment claire et lisible pour que l’on puisse saisir ce contenu propre et le tenir éveillé dans le cœur des générations futures ? Doit-on déduire, par conséquent, que le monument est un symbole ? Enfin, si les notions de monument et d’œuvre d’art se révèlent si différentes, comment tracer de manière certaine la frontière qui les sépare ? Et si elles se ressemblent, ne se recoupent-elles pas justement sur le terrain de l’expérience qu’elles proposent ?
Le monument des Lumières françaises (l’Encyclopédie) : quand la forme dépasse le contenu
Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1ère édition 1751-1780), on peut lire cette définition du monument : « On appelle monument, tout ouvrage d’Architecture & de Sculpture, fait pour conserver la mémoire des hommes illustres, ou des grands événements, comme un mausolée, une pyramide, un arc de triomphe, & d’autres semblables[1]. » Cela est clairement formulé : le monument se caractérise d’abord par sa fonction de remémoration. La définition se poursuit ainsi : « Les premiers monuments que les hommes aient érigés, n’étaient autre chose que des pierres entassées, tantôt dans une campagne, pour conserver le souvenir d’une victoire, tantôt sur une sépulture pour honorer un particulier[2]. » Avant d’être une belle forme, digne d’être qualifiée d’« artistique », son rôle est de conserver la mémoire : que ce soit le souvenir d’une bataille ou d’un homme, les monuments se résumaient d’abord à un « tas de pierres », à quelque chose d’informe. La forme conçue et réfléchie ne serait apparue que plus tard, avec l’industrie et les artistes venus améliorer ces premières constructions grossières et archaïques. Au-delà du préjugé historique et culturel concernant l’informe des premiers monuments, il est intéressant de relever cette conclusion à laquelle parvient la définition : l’ouvrier (ou l’artiste) parviendrait « à se rendre lui-même plus illustre par la beauté de son ouvrage, que le fait ou la personne dont il travaillait à célébrer la mémoire »[3]. Voilà le point crucial : le travail de la forme devenu capital, on remarque que celle-ci prend le dessus. La forme l’emporte sur le contenu qu’elle sert. Les monuments deviennent des œuvres d’art à part entière, quand leur beauté dépasse en noblesse la raison pour laquelle ils ont été érigés. Lorsque la forme est belle, on voit le sens originel s’incliner, se faire plus discret, voire disparaître au profit d’un nouvel intérêt. De quelle nature serait ce « nouvel intérêt » ?
Sulzer et le Denkmal de l’Aufklärung allemande : un outil de formation morale, le corps et l’âme
Sulzer, un auteur important pour l’esthétique des Lumières allemandes avec la publication de sa Théorie générale des beaux-arts (organisée comme un dictionnaire, date de publication : 1777), va plus loin dans sa définition du monument : un outil de formation morale entretenant un rapport décisif à la forme, car celle-ci supporte et conditionne ce qu’il nomme « l’âme » du monument. Sulzer envisage les choses du point de vue de la Bildung, concept ayant un sens à la fois matériel (formation, action de la forme vivante, en devenir) et un sens moral (la formation d’un esprit, la culture). Sulzer débute en ces termes : un monument est « une œuvre d’art érigée sur une place publique qui, en tant que signe (Zeichen) dédié au souvenir (Andenken) d’une personne remarquable ou bien d’une chose, doit être continuellement entretenue pour la postérité. Tout monument doit savoir attirer l’œil à lui et éveiller dans les cœurs (Gemütern) des représentations de personnes ou de choses, riches du point de vue du sentiment. À cette forme d’art appartiennent donc les tombeaux, les statues, les trophées, les arc de triomphe et d’autres œuvres architecturales qui, de la même façon, s’adressent à la postérité. Le but ultime des beaux-arts réside dans le fait d’éveiller un sentiment vertueux à même de toucher vivement les cœurs ; par conséquent, les monuments appartiennent aux œuvres les plus importantes et réclament d’être considérés avec sérieux[4]. » Pour Sulzer, cela ne fait pas de doute, les monuments sont des œuvres d’art, et parmi les plus nobles, puisqu’ils travaillent précisément ce que l’art dans son ensemble s’est assigné comme but : éveiller les cœurs, créer du sentiment permettant aux sujets de dépasser leur individualité et faciliter ainsi l’avènement d’une vertu collective.
Pour comprendre plus précisément le fonctionnement du monument, Sulzer différencie le corps et l’âme. Le corps du monument est une masse à laquelle on a donné une bonne forme (gute Form) sachant attirer à elle l’attention de chacun. Son âme est « l’impression principale suscitée par le monument ». La forme doit être pensée en fonction de l’importance, de la visibilité et de la lisibilité, que l’on souhaite donner à l’ouvrage. Elle change selon si elle s’applique à une idée, à un homme illustre ou à un événement. Une fois la forme choisie, il faut y ajouter des ornements venant stimuler l’imagination et enrichir les représentations afin d’animer le cœur en le remplissant de sentiments vifs et vertueux. Les ornements travaillent les liens du corps et de l’âme du monument. L’âme (ou esprit) du monument proprement dite est plus difficile à cerner, puisqu’elle existe par ses effets. Elle vit à travers les sujets. Elle se manifeste cependant matériellement sous deux formes : soit par des écritures mentionnant en vue de quoi, ou de qui, le monument a été érigé, soit par des représentations picturales (peintes ou sculptées), historiques ou allégoriques. Un monument doit dire plus qu’une simple écriture ne le peut, sinon la seule écriture serait suffisante et la recherche d’une forme adéquate pour le monument inutile. Sulzer clôt son article par une référence aux Anciens. De toutes parts, les Grecs étaient entourés, dit-il, par des monuments : que ce soit en ville ou à la campagne, en tous lieux, ils rencontraient des œuvres d’art dédiées à quelqu’un, à un dieu ou à un personnage, une idée, un événement. C’est ainsi que l’esprit et le cœur des Grecs étaient perpétuellement tenus en haleine, constamment exercés à la vertu par un travail de la sensibilité et de l’imagination venant animer les formes rencontrées. Sulzer préconise la réinstauration d’une telle pratique : elle est un entraînement sain et fortifiant pour l’âme, un enrichissement du cœur des hommes, un exercice équilibré des facultés : saisir l’esprit d’une forme perçue par les sens. De cette façon, on peut envisager une éducation de l’homme et un perfectionnement du genre humain.
Le monument chez Hegel : un « magnifique théâtre pour l’esprit »
Chez Hegel, au regard de la classification historique qu’il met en place entre les phases symbolique, classique et romantique de l’art, il semblerait que les premières formes d’art, autrement dit les formes symboliques, dont la manifestation privilégiée est l’architecture, soient des monuments. L’art trouve son origine dans l’architecture que Hegel qualifie de « magnifique théâtre pour l’esprit ». Les monuments sont cependant des architectures particulières, à mi-chemin entre l’architecture et la sculpture, c’est-à-dire une architecture représentant des contenus particuliers. Cet entre-deux s’explique par un certain rapport entre forme et signification. Les monuments sont des constructions inorganiques, assujetties aux lois de la matière et de la pesanteur, servant à l’expression d’une idée générale d’une manière non arbitraire. Hegel dit en effet à propos des monuments : « Le rapport entre la signification et la forme visible par laquelle la signification doit passer de l’imagination de l’artiste dans celle du spectateur, ne peut être que d’une nature symbolique. […] C’est un langage qui, tout muet qu’il est, parle à l’esprit. Les monuments de cette architecture doivent donc, par eux-mêmes, donner à penser, éveiller des idées générales. […] la forme qui manifeste de pareils contenus ne peut plus être un simple signe, comme le sont, par exemple, chez nous, les croix élevées sur les tombes des morts ou les pierres entassées sur un champ de bataille. Car des signes de cette espèce sont bien propres à rappeler des souvenirs ou à éveiller des idées ; mais une croix, un amas de pierres n’expriment pas, par eux-mêmes, ces idées ; elles peuvent aussi bien servir à rappeler tout autre événement. C’est là ce qui constitue le caractère général de l’architecture symbolique[5]. » Comme toute architecture, les monuments fonctionnent symboliquement, tel un langage autonome où signifiant et signifié entretiennent un rapport évident et nécessaire, que l’on peut saisir visuellement par la lecture des formes. Par contre, ils se différencient des architectures simplement utilitaires et se rapprochent en cela de la sculpture dans leur volonté d’exprimer par la forme un contenu spirituel.
L’art symbolique, dans sa tentative d’expression d’une idée, échoue cependant dans la création d’une véritable unité entre forme et signification. C’est ce qu’il faut entendre dans l’expression « théâtre pour l’esprit » : forme et esprit ne se mélangent pas. Certes, ils entretiennent un rapport privilégié et équilibré, mais ils restent étrangers l’un à l’autre dans leur manifestation : la forme extérieure ne fait qu’indiquer, circonscrire la signification interne de l’esprit, les deux ne s’interpénètrent pas, ils ne parviennent pas à faire corps. Hegel définit ainsi l’art symbolique : « l’art symbolique, au lieu de l’identité du contenu et de la forme, n’offre qu’une manifestation extérieure de la signification intérieure, qui révèle seulement l’affinité des deux éléments ; il ne fait qu’indiquer le contenu intime, essentiel qu’il devrait exprimer[6]. » C’est l’art classique qui parviendra à cette unité idéale : la sculpture, l’art classique par excellence, à même de représenter l’esprit par une forme parfaitement appropriée, car capable de le réaliser réellement. Dans la sculpture, l’esprit s’exprime dans la forme, l’esprit est immanent à la forme et y trouve une existence homogène. Hegel résume ainsi cette différence fondamentale entre sculpture et architecture : « L’œuvre de sculpture offre aux yeux les deux termes, le corps et l’esprit, comme formant un seul et même tout, comme inséparables. Elle s’affranchit, dès lors, de la destination imposée à l’architecture, celle de servir à l’esprit de simple enveloppe matérielle. Elle existe par elle-même et pour elle-même[7]. » Les monuments, pris dans cet entre-deux architecture/sculpture, sont-ils alors condamnés à l’échec ? La sculpture serait-elle plus encline à susciter des sentiments vertueux par une belle et noble forme que ne le peut tout monument, au sens où elle seule sait lier de manière essentielle forme et contenu ?
L’éducation esthétique de l’homme chez Schiller : quelles conséquences pour le monument ?
Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller sont précieuses pour comprendre l’articulation entre forme et signification au sein d’un objet d’art dont la fonction serait éducative, et cela, du point de vue de l’esthétique, et non du point de vue de la morale ou de la connaissance. Schiller s’intéresse à l’essence de la beauté qu’il comprend comme un troisième terme venant animer harmonieusement et librement les rapports entre perception sensible (qui relève de la vie, d’un mouvement perpétuel, changeant, désignant donc toute existence matérielle et toute présence sensible immédiate) et forme (qui comprend les qualités formelles des choses dans leurs rapports avec les facultés pensantes). Ce troisième terme s’apparente à un « jeu » : Schiller utilise même l’expression « pulsion de jeu » (Spieltrieb) pour désigner ce mouvement, dont il définit l’objet dans la 15ème Lettre sur l’éducation esthétique ainsi : « L’objet de l’instinct de jeu pourra donc, représenté par un schème général, s’appeler forme vivante, ce concept servant à exprimer toutes les qualités esthétiques des choses et ce que au sens le plus large du mot on appelle beauté[8]. » Il poursuit sa définition de la beauté à partir de la pulsion de jeu : « Cette définition, à supposer que c’en fût une, n’implique pas que la beauté s’étende à tout le domaine des êtres vivants ni qu’elle soit limitée à leur seul domaine. Un bloc de marbre, bien qu’il soit et demeure inerte, n’en peut pas moins devenir, grâce à l’architecte et au sculpteur, une forme vivante ; un être humain a beau vivre et avoir une forme, il n’en résulte pas qu’il soit une forme vivante ; loin de là. Il ne le sera que si sa forme est vie et si sa vie est forme. Tant que sa forme ne suscite en nous que des pensées, elle est inerte; elle est pure abstraction; tant que sa vie n’est que sentie par nous, elle est dénuée de forme, elle est pure impression. Dans la mesure seulement où sa forme vit dans notre sentiment et où sa vie prend forme dans notre entendement, il est forme vivante, et il en ira ainsi dans tous les cas où nous jugerons qu’il est beau[9]. »
Dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Schiller ne parle pas du monument proprement dit, il permet cependant de dresser un pont entre Sulzer et Hegel et ce qu’ils en disent : la beauté ainsi définie remplit la fonction éducative du monument prônée par Sulzer par sa nature vivante, apte à trouver un juste milieu entre l’idée abstraite à laquelle on donne forme et la forme éprouvée. De même, elle rejoint le paradigme classique hégélien de l’unité entre les deux termes opposés. Hegel souligne dans ses Leçons sur l’esthétique l’importance de Schiller, dont il retient avant tout ceci : « Face au conflit de ces deux opposés [la sensibilité et la raison, la vie et la forme], l’éducation esthétique doit réaliser l’exigence de leur médiation et de leur conciliation ; elle tend en effet, selon Schiller, à développer les inclinations, la sensibilité, l’impulsion et l’âme de façon telle qu’elles deviennent en elles-mêmes rationnelles, ce qui fait que la raison, la liberté et la spiritualité sortent de leur abstraction et, unies à l’élément naturel rationalisé en soi, acquièrent la chair et le sang. Le beau est donc défini comme la formation mutuelle du rationnel et du sensible, et cette formation est identifiée à la vraie réalité[10]. » Cette aptitude à la médiation est ce que Schiller appelle « l’état esthétique », dont l’outil premier est la forme esthétique. L’état esthétique est fondamental, il devient même la condition de possibilité de la connaissance (dont l’outil principal est la forme logique ou concept) et de la morale (dont l’outil premier est la loi). L’état esthétique se comprend comme un état intermédiaire entre la vie sensible et la vie de l’esprit et son champ d’action relève de la forme, terrain d’action de l’art comme création ou réception : « Dans une œuvre d’art vraiment belle, le contenu doit compter pour rien, tandis que la forme y fera tout ; car la forme seule agit sur la totalité de l’homme, le contenu au contraire sur des forces isolées seulement[11]. » La belle forme s’adresse à chacun et l’envisage dans sa totalité. Pour la beauté, il n’est pas de partie qui tienne. Elle crée de l’harmonie chez les hommes, leur donne un caractère sociable et procure ainsi à l’État le fondement réel d’une société d’êtres sociables. Si l’on part du principe que le monument participe de l’éducation esthétique de l’homme, telle que Schiller la pense, alors le monument devient « l’instrument d’une expérience éclairée », il n’est pas le simple support, ou la simple enveloppe d’une idée, il est son incarnation propre. Mais pour ce faire, il doit quitter son statut d’architecture tendant à la sculpture et devenir autonome, insoumis au contenu, consacré à la seule beauté. Du point de vue de Hegel : une sculpture classique. Programme impossible à réaliser, semble-t-il, pour un monument, car il se comprend avant tout comme un objet voué à la remémoration, et donc déterminé par une signification préalable, de fait « non immanente » à la forme. Un nouveau problème se pose alors : le rapport à la forme qu’engage l’idée d’une éducation esthétique ne pousse-t-elle pas finalement le monument lui-même hors de ses premières applications ?
Les trois valeurs de remémoration chez Riegl : monument intentionnel, valeur historique et valeur d’ancienneté
En guise de conclusion, et afin d’organiser et d’unifier cet ensemble de remarques sur le monument à l’époque des Lumières dans un souci d’articulation avec son contexte moderne, je vais maintenant prendre appui sur les distinctions faites par Aloïs Riegl, dans son ouvrage Le culte moderne des monuments (1903). Riegl distingue trois valeurs de remémoration : les monuments intentionnels, la valeur historique et la valeur d’ancienneté. Dans ces trois cas, le rapport à la forme change, le statut de l’objet lui-même se modifie : du point de vue de la remémoration intentionnelle, l’objet est un monument par sa forme, puisqu’elle a été conçue à cet effet. Il s’agit en effet de la définition première du monument, et on peut dire que, de tous temps, des monuments ont été érigés intentionnellement. Le monument envisagé par les Lumières comme instrument de formation appartient à cette catégorie. Du point de vue de la valeur historique, tout type d’objet peut devenir monument, s’il présente un intérêt pour la connaissance historique. Émergeant à la fin du 18ème siècle et dominante au 19ème siècle, la valeur historique désigne donc l’intérêt documentaire que représente tout objet singulier pour reconstruire toujours plus précisément le cours des événements passés. Son principal souci est la reconquête d’une origine perdue et chaque objet est considéré comme unique, fragile, à préserver et protéger d’une inexorable érosion. Enfin, du point de vue de la valeur d’ancienneté, l’objet en lui-même passe au second plan, car ce sont plutôt les qualités de son vieillissement qui s’adressent à un sentiment subjectif, l’impression suscitée par le cours irréversible des choses, l’expression d’un entrechoc essentiel et nécessaire entre nature et histoire, matière et esprit. La valeur d’ancienneté est la plus englobante et la plus moderne des trois valeurs (elle apparaît au XXè s.), elle désigne la fascination que tout sujet ressent face à un objet ancien, portant les marques visibles du temps, que cet objet soit d’art ou pas. D’ordre plastique, elle ne réclame aucune connaissance particulière, mais dépend de l’apparence visuelle de l’objet perçu. Pour Aloïs Riegl, c’est l’incompatible rencontre entre deux régimes de nécessité qui plaît au sujet moderne : celle de l’œuvre d’art et celle de la nature. Riegl voit même dans cette tendance à la valeur d’ancienneté une loi esthétique fondamentale de notre époque qui prétend agir sur les masses et qu’il formule ainsi : « nous exigeons de la main de l’homme qu’elle produise des œuvres achevées et closes, symboles de la loi de la création. Nous attendons au contraire de l’action de la nature au cours du temps la dissolution de ces œuvres, symbole de la loi également nécessaire de la dégradation[12]. » C’est la perception claire de ce cycle nécessaire qui plaît à l’homme moderne.
La valeur d’ancienneté et la valeur historique se caractérisent donc par leur « non-intentionnalité ». Elles témoignent d’une hétéronomie constitutive : disparition de la finalité initiale de l’objet au profit d’un nouvel intérêt. Au sein de la valeur d’ancienneté, c’est la perte de forme (indépendamment de la signification finalement) qui est l’enjeu principal et la cause d’un plaisir esthétique. Pour la valeur historique, on constate également un rapport négatif à la forme que l’on tente de combler de manière à conserver sa signification première. Dans le monument intentionnel, à la différence des deux autres valeurs de remémoration, on construit une forme en vue d’une signification dont il faut se souvenir, l’articulation forme/signification doit donc rester positive. Le monument intentionnel développé au 18ème siècle ne contient-il pas déjà en germe les deux valeurs modernes de remémoration (valeur historique et valeur d’ancienneté), pourtant contradictoires puisqu’elles se scindent en cet endroit où la valeur historique se concentre plutôt sur l’objet, et la valeur d’ancienneté plutôt sur le sujet ? Finalement, le souci d’articuler les contraires, si cher aux Lumières, ne s’est-il pas de nouveau incliné avec la modernité, ce qui expliquerait la racine commune de deux tendances divergentes et conflictuelles. Au 19ème siècle, l’avènement de la valeur historique contribue à la perte de tout idéal, de tout canon esthétique. Pour un auteur des Lumières, l’objectivité d’un monument intentionnel, réside dans le fait qu’il est beau : à cet égard, les Grecs demeurent le modèle suprême. La valeur historique déplace et redéfinit la question de l’objectivité en la plaçant dans le seul domaine de la connaissance, supposant la sauvegarde et la reconstruction du passé. La valeur d’ancienneté hérite elle aussi d’une partie de la compréhension du monument aux Lumières : elle exacerbe la part subjective de l’expérience esthétique et repose entièrement sur les impressions qu’un objet suscite, mais elle perd tout rapport à la connaissance. Par delà ces distinctions et ces conflits, s’il est bien une caractéristique commune à tous les monuments, c’est qu’ils répondent à une attente actuelle. En cela, l’expérience esthétique proposée par les Lumières pense la forme du monument tout en la fragilisant par l’exigence d’une forme plus libre et plus vivante dans le cadre d’une éducation esthétique. En ce sens, elle prépare, peut-être, nos attentes contemporaines. Mais cette attente moderne rompt l’équilibre recherché entre engagement d’un sujet face à un objet lui-même pris dans un équilibre idéal entre forme et signification. Dès lors, tout monument intentionnel ne peut ignorer la rupture d’un tel équilibre et se doit de composer avec.
Clara Pacquet
Paris, May 2008
NOTES
[1] Encyclopédie, Tome X, article MONUMENT, p. 696.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Sulzer, Johann Georg, Allgemeine Theorie der schönen Künste, in einzelnen, nach alphabethischer Ordnung der Kunstwörter aufeinanderfolgenden Artikeln abgehandelt, article « Denkmal », Tome 1, éd. Georg Olms, Hildesheim – Zurich – New York, 1994, p. 596-600. Nous traduisons.
[5] Hegel, Esthétique, tr. fr. Charles Bénard, tome 2, 3ème partie, 1ère section, chap. I : « De l’architecture symbolique », Paris, Le livre de Poche, 1997 p. 33.
[6] Hegel, Esthétique, tome 2, troisième partie « Le système des arts particuliers », Division, p. 19.
[7] Ibid., p. 108.
[8] Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, tr. fr. R. Leroux, Paris, éd. Aubier, 1943, p. 214-215.
[9] Ibid.
[10] Hegel, Esthétique, tome 1, Introduction, Déduction historique, p. 121.
[11] Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Lettre 22ème, p. 291.
[12] Riegl, Le culte moderne des monuments – Son essence et sa genèse, tr. D. Wieczorek, Seuil, 1984, p. 66.