Alfred Métraux ou la « nostalgie du néolithique »
« Pour montrer la vanité de l’exhaustivité et de l’objectivité apparente, j’introduis volontairement des erreurs. Par exemple, dans mes documentaires, il y a toujours une indication fausse. »
Entretien avec Luc Moullet, 1993
À l’heure d’une reprise massive de la déforestation du poumon vert amazonien orchestrée par le président brésilien Bolsonaro, si brutale qu’elle inquiète même les participants du G7 à Biarritz, l’histoire de l’anthropologue suisse naturalisé américain Alfred Métraux frappe par sa justesse et son tragique. En 1963, dix jours après son suicide par absorption de barbituriques, son corps est retrouvé dans une forêt de la vallée de Chevreuse au sud-ouest de Paris. Nouvellement retraité de ses fonctions à l’UNESCO, celui qui souffrait d’une « nostalgie du néolithique » avait parcouru le monde afin de préserver la mémoire de civilisations fragiles, privées d’avenir du point de vue de l’histoire des dominants. La violence du rouleau compresseur d’une civilisation occidentale guidée par ses idées de progrès et d’universel, une violence à laquelle Métraux ne put lui-même se soustraire, eut sans doute raison de lui. Peu avant sa mort, il avait publié dans Le Courrier de l’UNESCO un article intitulé « La vie finit-elle à soixante ans ? » Outre son abattement face à la fureur productiviste, les raisons de son désespoir sont le fruit de nombreuses années de pratique ethnographique habitée du souhait – avorté – d’une participation de la science à une « modernisation » raisonnée et respectueuse des pratiques ancestrales.
Point Counter Point
Dans son journal, l’anthropologue n’aura cessé d’exprimer ses doutes. Il se sent non seulement étranger face aux peuples et aux cultures qu’il désire comprendre et dont il documente les pratiques, les croyances et les mythes, mais il ressent aussi l’impression d’être étranger à sa propre culture. C’est dans le roman d’Aldous Huxley Point Counter Point (1928) qu’il avait trouvé la meilleure description de lui-même dans le personnage de Philip Quarles. Dans une lettre à Yvonne Oddon du 25 mai 1932, il disait déjà y reconnaître son sosie. Point Counter Point pose la question de l’identité à travers un protagoniste dont la sensation de soi comme des autres ne cesse de lui filer entre les doigts. La quête d’une stabilité ne semble pourtant pas habiter Métraux qui fut particulièrement conscient de l’instabilité fondamentale des choses et des êtres, et de la précision et délicatesse avec laquelle nous devrions les regarder, animés d’un devoir de compréhension, de soin et de considération.
Une tristesse motrice
Cette mélancolie viscérale, sentiment moteur du chercheur, traverse toute une génération d’anthropologues dont le témoignage peut-être le plus célèbre reste encore aujourd’hui Tristes tropiques (1955) de Claude Lévi-Strauss, que Métraux eut bien connu et qu’il fit venir aux États-Unis lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata. Lévi-Strauss confia un jour en 1988 à Didier Eribon que, à ses yeux, la vie de Métraux fut au fond une longue « acclimatation » à son suicide. Comme Lévi-Strauss, l’anthropologue suisse officia au Brésil, mais aussi sur l’Île de Pâques où il effectua des recherches de terrain en 1934 (Ethnologie de l’Île de Pâques, 1935) ou en Haïti en 1941 (Le Vaudou haïtien, avec une préface de Michel Leiris, 1958). Si ses travaux sur le vaudou et la possession comme comédie rituelle l’ont rendu célèbre, Métraux a réalisé des recherches empiriques et rassemblé un matériel ethnographique de première importance dans plusieurs régions d’Amérique du Sud, notamment dans la région des Andes, en Argentine et au Paraguay (Mythes et contes des Indiens Matako, 1939, Les Incas, 1962). Ainsi que le Lévi-Strauss le rappelle à Eribon, Métraux fut conscient toute sa vie du destin de l’anthropologie inexorablement lié à celui de la colonisation et souffrit de cette ambivalence assassine toute sa vie.
« La plupart des ethnographes, surtout ceux qui ont travaillé sur le terrain, sont, dans une mesure ou une autre, des rebelles, des anxieux, des gens qui se sentent mal à l’aise dans leur propre civilisation. »
Fernande Bing, Entretien avec Alfred Métraux, 1961
De la Suisse à l’Argentine
Né à Lausanne en 1902, il connaissait bien l’Argentine où il avait vécu jusqu’à l’âge de dix ans, car son père y exerçait comme chirurgien, avant de rentrer à Lausanne pour ses études secondaires. Étudiant à l’école nationale des Chartes à Paris qui forme des historiens, des archivistes, des paléographes et des conservateurs, Métraux fait la connaissance de Georges Bataille. Sa rencontre avec Michel Leiris le rapproche du « moment surréaliste » qui participe d’une exaltation collective pour les arts dits premiers d’Afrique, d’Amérique précolombienne, d’Océanie et d’Asie. En communion avec un rejet de l’ensemble des sociétés industrielles, les folklores européens sont aussi vus sous un autre jour. Ce sont les concepts même d’histoire et de progrès qui se trouvent profondément modifiés. Métraux connaît sa première étude de terrain en 1922, lors d’une excursion dans la région des lacs de Guanacache où il rencontre les derniers descendants des Huarpes et réalise des fouilles. Il part en Suède compléter sa formation ethnographique au musée d’ethnographie de Göteborg aux côtés de l’anthropologue et archéologue diffusionniste Erland Nordenskiöld, le premier à étudier systématiquement les Indiens Chulupi.
La violence des frontières
Élève de Marcel Mauss et de Paul Rivet à la Sorbonne à Paris, Métraux soutient en 1928 une thèse sur les Tupinambas (tribus tupis du Brésil) et crée en Argentine, la même année, l’institut d’ethnologie de l’université nationale de Tucumán qu’il dirige jusqu’en 1934. En contact avec l’anthropologie américaine, il enseigne à Berkeley puis Yale, travaille pour l’UNESCO et l’ONU à partir de 1946. Si les frontières et la propriété sont une raison pour faire la guerre, pour faire couler le sang, pour massacrer, sciemment, des peuples et des cultures entières dont on s’empresse de penser qu’elles seraient « arriérées », la volonté « d’éduquer » des sociétés considérées comme méprisables à l’aune des techniques « modernes » n’est pas moins dévastatrice. Bien que des organismes internationaux comparables à l’UNESCO ou à l’ONU aient été créés pour officiellement représenter une pensée humaniste, des idées toxiques ont continué d’agir au travers des plans économiques de rentabilisation des terres et des ressources censés apporter croissance, abondance et connaissance. Métraux s’est régulièrement senti – notamment lors de ses missions auprès de paysans haïtiens – impuissant face à une volonté d’aider certaines populations à sortir de la pauvreté et aux conséquences néfastes sur les hommes et les paysages des solutions proposées, toutes calquées sur un modèle productiviste. Quand cela a été possible, il a néanmoins toujours essayé d’associer les premiers concernés à la production d’un savoir sur eux-mêmes et à minorer le dénigrement et l’oubli de soi auxquels le monde moderne les contraignait.
Son élève Pierre Clastres
Au fil des années et des expériences, Métraux développe un regard critique sur l’école française d’ethnologie – tout particulièrement celle représentée par Marcel Griaule et le Musée de l’homme qu’il considère comme trop hermétique aux avancées de l’anthropologie sociale. Cette attitude selon lui trop peu soucieuse des réalités sociales et écologiques propres aux sociétés étudiées lui semble liée à une posture colonialiste. Toute sa carrière, Métraux sera aux côtés de Lévi-Strauss un véritable passeur entre l’anthropologie américaine et la tradition française, une position intermédiaire dont il diffuse l’héritage à l’École pratique des hautes études à Paris où il sera directeur de la Ve section à partir de 1959. Parmi ses plus fameux élèves, on compte Pierre Clastres, connu pour ses travaux d’anthropologie politique. D’abord influencé par le marxisme antistalinien représenté par Socialisme ou Barbarie et le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, puis par une vision anarchiste des formes de sociétés, Clastres participe d’un renouveau de l’anthropologie politique plaçant en son centre non pas l’État comme finalité suprême, mais la capacité à créer un système qui sache empêcher l’apparition d’un appareil d’État détenteur d’une violence légitime dont il abuserait. Dans la lignée de ses aînés, Clastres fait partie du courant américaniste en France. Suite à des désaccords relatifs au structuralisme, il rompt avec Lévi-Strauss et quitte le laboratoire d’anthropologie sociale que ce dernier dirige.
Sauveur de vies
Dans son livre publié posthume en 1992, Mythologie des Indiens Chulupi, Pierre Clastres rend un « Hommage à Alfred Métraux » dans lequel il décrit son désespoir et sa décision de se donner la mort en ces termes : « Au travers du respect, de l’admiration même qu’il éprouvait pour cette qualité unique des relations entre les hommes dans le monde indien, Métraux se trouvait confronté, au plus profond de lui-même, à une certaine faillite de notre civilisation, à une certaine difficulté de se maintenir dans ce monde-là. Tout sans doute ne s’articulait pas en lui à l’amertume qui le blessait. Mais nous savons néanmoins que la même rigoureuse exigence de générosité se déploie dans le risque majeur de sa vie, s’il en résulte le salut d’une tribu, puis dans son acte ultime, dans la mort qu’il s’est donnée. » Dans le même livre, Clastres raconte une belle histoire qui donne du baume au cœur. En 1932-1935, Métraux travaillait sur les Indiens Mataco et Toba dans la jungle du Gran Chaco argentin alors que sévissait la guerre. À proximité des soldats argentins, il avait un soir entendu leurs propos disant qu’ils prévoyaient le lendemain à l’aube de traverser le fleuve Pilcomayo, qui marquait la frontière entre l’Argentine et le Paraguay, pour massacrer la tribu des Indiens Chulupi qui vivent dans le Chaco paraguayen. Le lendemain, Métraux décide de traverser le fleuve à la nage et de prévenir le campement Chulupi. Cette histoire, alors qu’il menait une enquête de terrain, Clastres l’entendit pour la première fois de la bouche des Chulupi qui évoquèrent un soldat argentin qui leur aurait sauvé la vie. Ce n’est que beaucoup plus tard que Clastres comprit qu’il s’agissait de Métraux lorsque ce dernier lui rapporta l’anecdote quelques semaines seulement avant sa mort. S’il n’avait pas étudié les Chulupi afin de préserver leur mémoire, il leur sauva la vie ce jour-là grâce à son courage et sa profonde empathie, lui qui dû traverser un fleuve plein de piranhas et ne pas craindre les flèches des Indiens qui l’avaient pris pour un soldat argentin.
Clara Pacquet, Août 2019
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Text originally published in the 8th edition of the Berlin street journal “Arts of Working Class”.
Alfred Métraux ou “la nostalgie du néolithique”, text published in Arts of the Working Class n° 8, “Beyond the Metaphysics of the West”
ARTS OF THE WORKING CLASS, 8th Edition, published in collaboration with the associate editors Bhavisha Panchia and Denis Maksimov,
the editorial assistance of Hallie Frost, and the contributors / Gesprächspartner*Innen:
Mohammad Al-Hassani, Mirela Baciak, Miriam Cahn, Jeanne Coppens, Chad Cordeiro, Anna Ehrenstein, Elmgreen & Dragset, Fred Dewey, Florian Endres, Eduard Freudmann, Hallie Frost, Michel Hakimi, Lien Heidenreich-Seleme, Kumbuka Collective, LA Poverty Department, Lisette Lagnado, Lawrence Lek, Dalia Maini, Denis Maksimov, Luiza Margan, Neo Muyanga, Nat Marcus, Mpho Ndaba, Elizabeth Otto, Clara Pacquet, Bhavisha Panchia, Agustín Pérez Rubio Kolja Reichert, Mohammad Salemy, Fette Sans, Christoph Sehl, Pelin Tan, Ángels Miralda Tena,Timo Tuominen, The Winter Office, Jaśmina Wójcik, Andrei van Wyk, Kerstin Zilm
Images by Saddiq Abubakar, Miriam Cahn, Michael Hakimi, Maansi Jain
Extrablatt by European Alternatives for the Transeuropa Festival, with a poster inside, by Jonas Staal