“1945 année zéro de l’art allemand”
Texte paru dans le Dossier de l’art n° 235, décembre 2015, consacré à la grande exposition Anselm Kiefer au Centre Pompidou, p. 28-31.
[TEXTE INTÉGRAL]
Au sortir de la guerre, dans un paysage de ruines et traumatisés par le nazisme, les Allemands sont divisés. Le pays morcelé devient le théâtre de nouveaux conflits entre l’Est et l’Ouest et se retrouve au cœur de la Guerre Froide dont l’apogée est la construction du mur de Berlin en 1961. Entre deux Allemagnes se dessine à partir de 1949, jusqu’en 1989, une génération écartelée d’artistes qu’il est difficile de rassembler sous une unité nationale mais qui partagent une même urgence : se positionner par rapport à l’histoire récente et relever le défi d’être un artiste allemand après Auschwitz. Deux tendances opposées semblent s’esquisser : un art conceptuel, tenté par l’abstraction et la déconstruction, influencé par la scène internationale, notamment l’art américain avec Fluxus, et des pratiques figuratives qui réactualisent la question du réalisme.
FRAGMENT ET ABSTRACTION
Les crimes nazis ont ébranlé l’histoire allemande, deuil et mélancolie dominent. Avec la Dialectique de la raison (1947), un ouvrage qui a marqué toute une génération à l’Ouest, les philosophes Adorno et Horkheimer avancent l’idée que les Lumières ont été les productrices d’une idéologie totalitaire qui fonctionne avec des mythes, et non les garantes d’une humanité libre faisant un usage moral de la raison. Dans le contexte d’une modernité guidée par la seule rationalité instrumentale qui aboutit à la réification de l’homme, l’histoire mène à la catastrophe – l’holocauste – et détruit la puissance salvatrice de l’art moderne – l’industrie culturelle. Dans sa Théorie esthétique, Adorno développe, à la suite de Walter Benjamin, le concept de ruine pour penser l’art moderne : « Le Nouveau, en tant que cryptogramme, est l’image de la ruine ; l’art n’exprime l’inexprimable, l’utopie, que par l’absolue négativité de cette image[1]. » Seul le fragment pourrait alors permettre de combattre le systématisme potentiellement barbare de la culture de masse où tout devient marchandise.
A partir de la fin des années 1950, des artistes comme Joseph Beuys (1921-1986), Dieter Roth (1930-1998) ou Hans Haacke (né en 1936), suivis par la plus jeune génération des Imi Knoebel (né en 1940), Blinky Palermo (1943-1977) ou encore le cinéaste Harun Farocki (1944-2014), prennent Adorno au mot et développent une pratique artistique iconoclaste, minimaliste, travaillant les formes de manière négative. Ils réactualisent l’héritage des avant-gardes et de l’« anti-art » se réclamant de Dada, du constructivisme et du surréalisme. La critique des totalitarismes implique une critique de l’industrie culturelle, donc du capitalisme et de ses institutions.
Wolf Vostell (1932-1998), représentant du groupe Fluxus en Allemagne, travaille dans cette direction au moyen de peintures, de sculptures, d’installations et de happenings. Il pratique le « décollage », comme dans Coca-Cola (1961), où s’exprime de manière négative, souterraine, presque inconsciente, une violence latente de la publicité, outil premier de manipulation et d’aliénation des masses à l’Ouest. Du reste, Beuys milite pour la création d’une troisième voie, qui ne soit ni capitaliste, ni communiste. Franz Erhard Walther (né en 1939) pousse à son paroxysme le refus de produire des images, toujours idéologiques : son installation Kurz vor der Dämmerung [Juste avant le crépuscule[2]] (1967) se compose de 58 éléments textiles à porter, sollicitant le corps des spectateurs pour donner vie à une sculpture. Participation, processus, activation, mutation sont chez Walther des notions centrales pour le travail de l’espace – une conception élargie de la sculpture entendue comme « action », qu’il partage avec Beuys.
Dans un registre moins politique, en quête d’un nouveau départ, d’un point zéro hors de l’histoire et de réponses universelles par-delà les frontières, le groupe ZERO, avec à sa tête Heinz Mack (né en 1931) et Otto Piene (1928-2014), s’intéresse dès la fin des années 1950 au phénomène de la lumière, renouant avec les expérimentations optiques des avant-gardes (Marcel Duchamp, Man Ray, László Moholy-Nagy). L’abstraction revient en force, par l’élaboration d’objets cinétiques permettant non seulement de travailler matière et forme dans un sens anhistorique, mais aussi d’établir une communication internationale et d’échapper au poids d’une histoire dévastatrice.
PEINTURE, FIGURATION, DOCUMENTATION
A l’Est, l’héritage du nazisme est refoulé. Sous le regard de Moscou, la République démocratique allemande élabore un art de propagande dont la fonction, entre autres, est de vanter l’héroïsme des troupes soviétiques qui ont vaincu le nazisme. La version officielle de l’art est celle du réalisme socialiste. L’abstraction est formellement condamnée, les avant-gardes sont fustigées et taxées de formalisme, c’est-à-dire catégorisées comme art bourgeois et capitaliste, malgré l’engagement marxiste de la majorité de ses représentants.
Le réalisme socialiste réactualise l’héritage expressionniste et entend reprendre le fil de la tradition figurative allemande. Werner Tübke (1929-2004) réalise en 1976 une version monumentale, commandée par l’État, de la célèbre Bataille de Frankenhausen qui eut lieu en 1525. Willi Sitte (1921-2013) et Bernhard Heisig (1925-2011), deux représentants officiels du réalisme socialiste, s’attachent à montrer la vie des ouvriers de manière « typique[3] » et engagée dans la réalité sociale, avec en toile de fond, les démons de l’histoire allemande.
A.R. Penck (né en 1939), à Berlin-Est, élabore dans un isolement complet un langage graphique universel et archaïque remettant radicalement en cause la peinture d’histoire officielle. Harcelé par la Stasi, Penck finit par émigrer à Londres en 1983 et obtient un poste de professeur à l’Académie de Düsseldorf en 1988.
En archéologues de l’idéologie allemande et de l’histoire du IIIe Reich, les peintres Gerhard Richter (né en 1932) et Sigmar Polke (1941-2010), tous deux allemands de l’Est émigrés à l’Ouest, n’abandonnent pas la figuration. Richter peint en 1965 le portrait d’un homme en uniforme de la Wehrmacht, à partir d’une photographie familiale : Onkel Rudi, le frère de sa mère, adoré dans la famille, et pourtant engagé dans un système producteur d’horreur. L’image photographique n’est pas loin, mais un flou, un bougé introduit un doute : l’image oscille entre documentation et abstraction. Prenant aussi, souvent, comme point de départ la photographie, Polke s’intéresse à l’économie des signes, donc aux ingrédients de la vie quotidienne dans leur rapport à la mémoire collective. Ses images, à la résolution grossière, créent un sentiment d’abstraction si l’on se place près de la toile et réclament une distance pour être lues. Avec d’autres peintres, Richter et Polke réactualisent la question de la représentation, attentifs aux développements du pop art outre-Atlantique.
Au côté de Jörg Immendorf (1945-2007), de Georg Baselitz (né en 1938) ou encore des plus jeunes Martin Kippenberger (1953-1997) et Albert Oehlen (né en 1954), Anselm Kiefer (né en 1945) fait partie de cette génération d’artistes allemands qui réinvestissent la peinture. En réaction au réalisme socialiste, Gerhard Richter, Sigmar Polke et Konrad Lueg créent en 1963 le concept ironique de « réalisme capitaliste » et réalisent plusieurs performances mettant en scène des objets de la vie quotidienne, qui tournent en dérision la société de consommation. Leur position critique s’adresse tant au réalisme de l’Est qu’à celui de l’Ouest et condamne, à l’instar de Fluxus, l’instrumentalisation idéologique de l’art par les systèmes politiques. Cette attitude critique a pour conséquence, non pas l’abandon de la peinture, mais le développement d’une pratique picturale réflexive interrogeant sans cesse le lien de la peinture à la photographie, la tension fondatrice entre abstraction et figuration et l’importance de la peinture pour l’écriture de l’histoire. Le cycle de quinze tableaux intitulé 18. Oktober 1977, que Richter consacre à la mort des membres terroristes de la Bande à Baader, est emblématique de cette démarche. Parallèlement à la peinture, se développe une tradition photographique forte, elle aussi tiraillée entre une fonction documentaire, mémorielle, et la mise en cause d’une certaine théâtralisation de la réalité.
A l’Ouest comme à l’Est, les photographes Bernd et Hilla Becher, Anna et Bernhard Blume, Candida Höfer et Helga Paris, pour ne citer qu’eux, participent d’une recherche sur l’image et son rapport à la réalité qu’elle documente ou met en scène. Comme a pu le montrer le commissaire d’expositions Harald Szeemann en 1972 avec la dOCUMENTA 5 de Kassel intitulée Befragung der Realität – Bildwelten heute [Enquête sur la Réalité – Imageries d’aujourd’hui], considérée comme l’une des expositions les plus marquantes de la seconde moitié du XXe s., c’est la production d’images en son entier qui doit être interrogée. L’œuvre d’Anselm Kiefer n’échappe pas à ce principe ; on peut la voir, en un sens, comme une manière de positionner la peinture par rapport à une histoire de l’art de plus en plus complexe.
Clara Pacquet
NOTES
[1] Adorno, Théodore, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 2001, p. 57.
[2] Dont le titre fait référence à l’ouvrage de Nietzsche Le crépuscule des idoles – ou Comment on philosophe avec un marteau, 1888 – lui-même ironisant le titre de l’opéra de Wagner Le crépuscule des dieux.
[3] Concept amplement discuté dans l’esthétique marxiste divulguée en Allemagne de l’Est. Voir notamment les écrits du philosophe Erhard John qui développe une définition de ce concept nourrie par les théories réalistes-socialistes, majoritairement inspirées par la littérature réaliste russe et son représentant Maxim Gorki. Cf. John, Erhard, Probleme der marxistisch-leninistischen Ästhetik, Halle, VEB Max Niemeyer Verlag, 1967.