Cy Twombly au Centre Pompidou, novembre 2016
Conçue en étroite collaboration avec la Cy Twombly Foundation, le Centre Pompidou présente une rétrospective du peintre et sculpteur américain rassemblant cent quarante peintures, sculptures, dessins et photographies. Jonas Storsve, le commissaire de l’exposition, a fait le choix d’un parcours chronologique et thématique pour aborder une œuvre qui, dans un mélange déconcertant de force et de fragilité, d’intellect et de sensualité, associe abstraction et figuration, brutalité et volupté, érotisme et mélancolie.
Un peintre américain ?
Né en 1928 à Lexington en Virginie, Edwin Parker Twombly Jr., dit Cy Twombly, s’intéresse très tôt à la peinture. Après un passage à l’université de sa ville natale, il suit en 1950 un cursus au Art Students League of New York, école par laquelle sont passés des artistes célèbres comme Alexander Calder, Jackson Pollock ou Roy Lichtenstein. C’est là que Twombly lie connaissance avec Robert Rauschenberg qui l’emmène pour les semestres d’hiver et d’été 1951 au Black Mountain College, une école d’art expérimentale en Caroline du Nord regroupant des artistes et des intellectuels de l’avant-garde new-yorkaise. Twombly y rencontre les peintres Franz Kline et Robert Motherwell, le poète Charles Olson, le musicien John Cage et le chorégraphe et danseur Merce Cunningham. Ces années de formation l’initient à la peinture américaine des années 1950, c’est-à-dire à l’expressionnisme abstrait des Jackson Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman ou Willem de Kooning. Grands formats, expressivité du geste, action painting, Twombly se familiarise avec la scène artistique new-yorkaise qui renouvelle le rapport à l’abstraction et vole la vedette à l’École de Paris, dont les œuvres apparaissent, après le choc de la Seconde Guerre Mondiale, comme conservatrices et soumises aux critères du bon goût.
Twombly se sent pourtant attiré par la veille Europe. En 1952, grâce à une bourse de voyage, il part pour l’Italie, la France et les Pays-Bas, puis le Maroc. Rauschenberg l’accompagne. Twombly a le projet « d’étudier les dessins des caves préhistoriques de Lascaux[1] », mais aussi les vestiges antiques, l’art gothique et les architectures vernaculaires. Il affirme être « attiré par le primitif, les éléments rituels et fétichistes, et l’ordre plastique symétrique[2] ». À leur retour, Twombly et Rauschenberg partagent un atelier à New York, mais Twombly ne cessera d’être aimanté par la culture méditerranéenne, comme en témoigne la toile Wilder Shores of Love (1985), dont le titre renvoie au roman impressionniste de Lesley Banch, première femme de Romain Gary, narrant le destin de quatre femmes britanniques qui, au XIXe siècle, se prennent de passion pour le Moyen-Orient où elles découvrent une nouvelle sensualité. Ses obligations militaires accomplies, lors desquelles il reçoit une formation de cryptographe, Twombly s’installe définitivement en Italie à partir de 1957. Il garde cependant un pied aux États-Unis et signe en 1958 un contrat avec le marchand d’art new-yorkais Leo Castelli, figure majeure du marché de l’art contemporain américain et promoteur de l’expressionnisme abstrait.
Le rituel, la ligne et le geste
L’intérêt de Twombly pour l’art « primitif et archaïque », certainement initié par la rencontre avec le poète Charles Olson au Black Mountain College qui était un admirateur de la psychanalyse de Carl Gustav Jung, s’exprime dès ses premiers travaux. À l’image de Sans titre (Lexington) (1951) ou de Volubilis (1953), Twombly explore des motifs cosmogoniques et des tons évocateurs des commencements du monde au moyen d’archétypes et de signes inspirés par sa découverte des arts dits primitifs : il associe des formes rondes et féminines à des figures érigées et des énergies phalliques, et produit un langage visuel. L’acte de peindre, qui se confond avec celui d’écrire et de dessiner, relève d’une activité rituelle où le travail de la sensation ouvre les portes de l’inconscient, individuel et collectif. En 1957, après son déménagement en Italie, Twombly déclare au cours d’un entretien : « Chaque ligne est désormais l’expérience réelle avec sa propre histoire intrinsèque. Elle n’illustre pas – elle est la sensation de sa propre réalisation[3]. » Si la ligne n’illustre rien, elle incarne toujours quelque chose qui la dépasse ; elle vibre de toutes les lectures et de tous les fantasmes qui traversent l’esprit et le corps du peintre. Comme l’écrit Roland Barthes dans son célèbre essai consacré aux travaux sur papier de Twombly, « le geste, c’est la somme indéterminée et inépuisable des raisons, des pulsions, des paresses qui entourent l’acte d’une atmosphère (au sens astronomique du terme[4]) ».
Si écritures il y a, celles-ci sont rarement déchiffrables, et semblent parfois imiter l’acte d’écrire sans qu’aucun mot vraiment ne soit formé et sans qu’aucune signification n’apparaisse. Souvent même, dans un mouvement d’effacement et de dissolution, les textes se désagrègent ; un procédé que l’on observe avec Summer Madness (1990) ou la série Coronation of Sesostris (2000). Chez Twombly, peindre s’apparente à une production de palimpsestes où la matière picturale, grouillante et concrète, s’exprime à travers des pulsions archaïques orientées par une culture savante et littéraire. Car ces inscriptions, au bord de l’illisible, viennent d’abord rendre hommage à Homère, à Sappho, à Goethe, au Marquis de Sade, à Stéphane Mallarmé ou à Paul Valéry. Semblable à un sismographe, confident des grands poètes, Twombly enregistre patiemment les mouvements de l’âme du monde, puis les transpose visuellement par des gestes automatiques.
Venus et Apollo (1975), deux apparitions d’Éros, de la beauté, de l’art et de l’amour, l’une féminine, l’autre masculine, sont exemplaires d’un espace pictural où la sensation des mots – deux noms propres dont la signification est gorgée de mythe – vient estomper les frontières entre le textuel et le visuel. Ici, ce sont les mots dessinés, griffonnés, maladroitement ordonnés en listes, qui font image. Mise à part la séquence grise réalisée dans les années 1960 déployant tourbillons et tracés dans le noir de la nuit, à l’exemple de Night Watch (1966), Twombly sonde la complexité des processus psychiques à partir d’un fond presque toujours clair, en référence, peut-être, à la lumière du sud. Ses sculptures sont également badigeonnées de blanc et n’échappent pas à ce principe. La couleur blanche – l’artiste le confia à plusieurs reprises – est l’équivalent du marbre dans son œuvre, une référence au classicisme a priori surprenante pour évoquer un travail emprunt de disharmonie.
Une esthétique de l’informe
Peindre pourrait s’apparenter chez Twombly à une agression de la toile. Surfaces blanchâtres, tirant sur le gris, le jaune, le magenta ou le bleu, feuilles de papier, parfois quadrillées : autant de fonds où la couleur s’invite sur le mode de l’explosion et sur lesquels s’émancipent coulures, salissures, « graffitis » ou « gribouillis ». À première vue, l’œuvre fourmille d’apparitions brouillonnes et confuses, voire brutales. Au fil des années, l’artiste a développé une esthétique de « l’informe », pour reprendre le titre de l’exposition organisée au Centre Pompidou en 1996 par les commissaires Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss[5]. L’informe est ce qui échappe à toute rationalité construite sur un système ordonné par des polarités telles que le fond et la forme, le signifiant et le signifié, le clair et le confus, le corps et l’âme, le beau et le laid, le féminin et le masculin. Il vient mettre du désordre dans toute taxinomie et annule les oppositions fondatrices de la pensée logique et catégorielle. Voici la définition qu’en donne Georges Bataille en 1929 dans la revue Documents qu’il dirigeait à l’époque : « informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser […] ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre[6]. » L’exhibition de traces que donnent à voir les toiles et les dessins de Twombly vient indiquer un mouvement, celui du corps, mais elle est aussi une manière d’intégrer du temps dans la peinture et de raconter des histoires.
La peinture d’histoire revisitée
La ligne, témoin de l’histoire d’un mouvement de la main, ainsi que les traces et les couches superposées sur la toile, devient pour Twombly un tremplin vers la peinture d’histoire. Depuis les années 1950, ce qui relie l’ensemble de ses productions artistiques est la recherche d’un socle commun entre la culture primitive et la culture classique. Parallèlement à l’exploration des rapports dialectiques entre Éros et Thanatos, ainsi que le développement d’une esthétique non classique, exacerbant le non-sens, l’archaïque, la violence, la sexualité et la démesure, le peintre intègre la grande histoire de la peinture. School of Fontainebleau (1960), School of Athen (1961) et Dutch Interior (1962) par exemple sont les reprises ou les commentaires de chefs-d’œuvre de la peinture classique et réaliste : les titres font respectivement référence aux maîtres de la peinture française des XVIe et XVIIe siècles ; à L’École d’Athènes, la fameuse fresque peinte par Raphaël en 1509-1510, symbole de l’humanisme et exposée dans la Chambre de la Signature au Vatican ; et aux intérieurs hollandais, une allusion à Vermeer et l’école de Delft au XVIIe siècle.
Si l’acte de peindre se fait en un sens dionysiaque chez Twombly, s’il explore les voies du primitif, c’est finalement pour mieux retourner à l’harmonie classique et à l’Apollinien. La culture classique est omniprésente dans son œuvre, à la fois dans les références textuelles et picturales suggérées par les titres, mais aussi dans une certaine définition de l’artiste : doué de génie, le créateur se montre apte à saisir les forces fondamentales qui traversent la nature et l’histoire par une observation des proportions divines, cosmiques et humaines. Cy Twombly était un grand admirateur de Poussin ; il trouva dans le Voyage en Italie de Goethe une source d’inspiration intarissable pour penser le rapport entre la forme et l’informe, notamment à travers le motif de la ruine antique[7]. La mythologie grecque sert souvent de squelette à partir duquel Twombly séquence, puis étoffe, son acte de peindre en cycles de toiles monumentales. L’exposition au Centre Pompidou fait la part belle à ces cycles narratifs. Construite autour des principales séries Nine Discourses on Commodus (1963), Fifty Days at Iliam (1978) et Coronation of Sesostris (2000), elle permet au visiteur de prendre la mesure du projet artistique de Twombly : à partir d’un rapport très physique au tableau, revisiter la peinture d’histoire par une interprétation de scènes mythiques comme celles de l’Iliade. S’il s’intéresse, dans les deux premiers cycles, à la terreur et aux batailles, mêlant traits violents, explosions de couleurs et symboles sexuels, il représente dans la dernière série le couronnement de l’empereur égyptien Sésostris 1er, qu’il clôt par ces vers extraits d’un poème de Sappho : « Éros tisseur de mythes, Éros doux-amer, Éros annonciateur de souffrance ». Entre mélancolie et érotisme, fresques historiques et compositions abstraites, l’art de Cy Twombly ne cesse de bousculer les catégories du tableau et de sa composition pour mieux interroger et susciter une expérience de l’histoire à partir de ses mythes.
Clara Pacquet
Notes
[1] Cité d’après Jonas Storsve, « Quelques considérations sur la personne et l’œuvre de Cy Twombly » dans le catalogue de l’exposition Cy Twombly, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2016, p. 19.
[2] Ibid.
[3] Cité d’après John Yau, « Cy Twombly, Charles Olson et le ‘postmoderne archaïque’ » dans le catalogue de l’exposition Cy Twombly, op. cit., 2016, p. 26.
[4] Barthes, Roland, « Cy Twombly » in L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, p. 148. Ce texte a paru pour la première fois dans Cy Twombly : catalogue raisonné des œuvres sur papier, par Yvon Lambert, Milan, 1979.
[5] Voir le catalogue : Bois, Yve-Alain ; Krauss, Rosalind, L’Informe : mode d’emploi, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1996.
[6] Bataille, Georges, « Informe » in Documents, 1929, n° 7, p. 382.
[7] L’ensemble de l’œuvre de Twombly est parcouru par une réflexion sur la mémoire et la temporalité propre à l’histoire. À ce sujet, Bernard Blistène s’interroge, dans la préface au catalogue de l’exposition, pour qualifier la pratique picturale singulière de l’artiste : « Twombly – « TW », comme aimait à l’écrire Barthes – pratiquait-il ce que Frances Yates appelle un « art de la mémoire » ? » In Cy Twombly, op. cit., 2016, p. 17.