[PRESS] Joseph Beuys

beuys

Joseph Beuys, circa 1973, unknown photographer, Collection Kunstmuseen Krefeld.

“Joseph Beuys. Professeur à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf”

Text published in the French magazine Dossier de l’art N. 235 (December 2015) dedicated to the exhibition “Anselm Kiefer” at the Centre Pompidou in Paris, pp. 70-73.

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Joseph Beuys a façonné le paysage artistique allemand d’après-guerre. À la fois artiste, enseignant, personnage public engagé politiquement, il a marqué toute une génération d’artistes qui s’est positionnée par rapport à lui, même pour s’en démarquer. Anselm Kiefer a eu l’occasion de le fréquenter, et l’on peut reconnaître, dans son emploi symbolique de matières comme la cendre et le plomb, comme dans son traitement du trauma lié au nazisme, une profonde influence de Beuys.

Adolescent pendant le IIIe Reich, Beuys (Krefeld, 1921-Düsseldorf, 1986) est membre des Jeunesses hitlériennes. Il s’engage dans l’aviation de la Wehrmacht en 1941 et rejoint le front en 1943. En 1944, il est victime d’un accident d’avion en Crimée. Cet accident donnera lieu plus tard à la légende d’une guérison – voire d’une renaissance – que Beuys doit aux premiers soins apportés par les Tatars qui le recueillent. Ces derniers utilisent miel, graisse et feutre pour panser ses plaies et le ramener à la vie. Le mythe de l’accident en Crimée repose sur un mélange quasi chimique de réel et de fiction, et les ingrédients de la guérison de Beuys seront des matières récurrentes dans son travail, accompagnées d’un champ lexical et visuel médical omniprésent.

À partir de cette expérience fondatrice au cœur de sa « mythologie individuelle » (pour reprendre l’expression du célèbre commissaire d’expositions Harald Szeemann), Beuys développe un concept élargi de l’art qu’il appelle la « sculpture sociale ». Les éléments biographiques sont pour lui – comme pour Anselm Kiefer – un matériau de travail dont la vocation est de dépasser la dimension individuelle, car il contient une dimension collective. Son expérience personnelle de la Guerre est liée à quelque chose de plus grand, que l’on appelle l’histoire.

En 1946, Beuys commence des études de sculpture monumentale à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf. Elève de Ewald Mataré, il produit des sculptures d’inspiration expressionniste, nourries par une iconographie médiévale, par l’anthroposophie de Rudolf Steiner et par la lecture de l’ouvrage de Wilhelm Worringer : Abstraction et Einfühlung (1908). Beuys crée dans ce contexte des sculptures d’animaux et des motifs religieux ; il dessine aussi beaucoup. Sa recherche artistique s’organise autour de la polarité quasi cosmique entre empathie (naturalisme, figuration) et abstraction, qu’il hérite de Worringer : « la tendance à l’empathie a pour condition un rapport heureux et panthéiste de confiance entre l’homme et les phénomènes du monde extérieur, la tendance à l’abstraction est la conséquence d’une profonde perturbation intérieure de l’homme causée par les phénomènes du monde extérieur (…) Nous pourrions appeler cet état une énorme anxiété spirituelle devant l’espace. (…) Ce sentiment d’angoisse peut être considéré comme la racine de la création artistique[1]. »

Cette vision anthropologique de l’espace impressionne Beuys qui cherchera, dans son traitement de la mémoire, à comprendre spatialement notre rapport à l’histoire (et nos techniques) pour la domestiquer et la partitionner. Entre-temps, Beuys prend connaissance du mouvement Fluxus et de son entreprise d’abolition des frontières entre l’art et la vie. Dans la lignée des « happenings », Beuys réalise des actions. Le concept d’anti-art développé par George Maciunas, dans une filiation avec Marcel Duchamp et ses ready-made, le sensibilise à la mise en question du rôle de l’artiste et du statut de l’œuvre d’art, à la place de l’art dans la société, à l’abandon d’un médium au profit d’une interdisciplinarité entre les arts.

C’est avec ce double bagage – l’enseignement de Mataré et les idées de Fluxus – que Beuys arrive à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf en 1961 pour y enseigner à son tour la sculpture monumentale. L’enseignement est un élément central de sa pratique et fait partie intégrante de la « sculpture sociale ». Beuys se démarque radicalement d’une conception classique de la sculpture ; il travaille avec ses étudiants la problématique des actions. Les objets, les matières, les formes, les idées, la mise en espace, les films deviennent selon lui à la fois des stimulateurs d’action et des restes d’action : catalyseurs et ruines.

Ce que l’on peut voir aujourd’hui exposé des travaux de Beuys s’apparente plutôt à la préparation, aux reliques et à la documentation de ses actions. Beuys a lui même mis en scène de manière magistrale, en 1970, au Hessisches Landesmuseum de Darmstadt, ce matériel innombrable avec l’installation Block Beuys, composée de vitrines ; parmi celles-ci, Auschwitz-Demonstration thématise l’irreprésentabilité de l’horreur des camps d’extermination nazis, en évitant soigneusement l’usage de toute imagerie. Un axe central de l’œuvre de Beuys est celui du travail de la mémoire, « le dur travail du ressouvenir » selon ses propres mots. Faire le deuil d’une histoire guidée par les principes d’une humanité éclairée, se confronter à la part sombre de l’homme et tenter de soigner les blessures du passé afin d’assurer un avenir meilleur, telle est la lourde tâche qui incombe à l’artiste.

Deux objets ont gagné une célébrité indépendante des actions, non seulement à cause de leur caractère « duchampien », mais aussi par leur place dans l’économie biographique beuysienne : La baignoire (1960) et La chaise de graisse (1963). Le premier objet (qui peut faire penser à la Fontaine de Duchamp) est la baignoire de Beuys enfant, présentée avec des bouts de sparadrap et de gaze imbibée de graisse collés sur ses bords, un morceau de graisse déposé au fond. Le second (qui peut faire penser à la Roue de bicyclette de Duchamp) est une chaise de l’atelier de Beuys à Düsseldorf dont l’assise est recouverte par un tas de graisse formant un trapèze. Le titre allemand, Stuhl, est équivoque, car s’il désigne bien une chaise, il désigne également la matière fécale, parodiant ainsi le geste sculptural où socle et forme érigée n’ont rien de noble ni de spectaculaire, mais exhibent une matière organique dynamique, à la fois produit et potentiel d’énergie.

Dans son action la plus célèbre, I like America and America likes me (1974), Beuys partage pendant trois jours l’espace de la galerie new-yorkaise de René Block avec un représentant des tout premiers habitants d’Amérique du Nord : un coyote. Par divers gestes liturgiques, mélange de mythes, de magie, de symboles réels ou imaginaires, Beuys veut mettre le doigt dans la plaie originelle de l’histoire des États-Unis : le massacre des Indiens, et vise par là la politique américaine contemporaine, particulièrement au Vietnam. Dans ces années, Andy Warhol réalise à partir de photographies Polaroid une série de portraits de Beuys en sérigraphie qui sera montrée juste après la grande rétrospective organisée au Guggenheim à New York en Novembre 1979.

Beuys est désormais une star internationale, bien implantée dans le marché de l’art et dont la fonction cathartique et subversive peut être, à ce titre, interrogée. Tandis qu’il se présente lui-même comme une alternative au capitalisme marchant (il a l’idée de développer un capital artistique sous le slogan KUNST = KAPITAL), il maitrise parfaitement sa promotion en termes d’image et manie sciemment l’autorité exercée par sa pratique artistique. Des personnalités ont pu juger sévèrement cette évolution, tel le critique et historien de l’art Benjamin Buchloh, qui a enseigné à Düsseldorf à ses côtés à la fin des années 1970 et qui s’est exilé aux États-Unis ensuite ; pour lui, Beuys serait le champion d’une pratique artistique faussement révolutionnaire. Manipulant la matière historique sur un mode mythique, ses œuvres tendraient non pas à libérer la société mais plutôt à la neutraliser.

Clara Pacquet

NOTES
[1] Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung. Contribution à la psychologie du style, Paris, Klincksieck, 1978, p. 52.