[PRESSE] David Hockney

Le Centre Pompidou a présenté du 21 juin au 23 octobre 2017 la rétrospective David Hockney. Un texte consacré à l’exposition, et plus généralement à l’œuvre du peintre, a été publié dans le numéro 536 de L’Estampille – L’Objet d’art (juillet/août 2017).

[Une variation de ce texte est publiée ci-dessous]

David Hockney au Centre Pompidou

Célèbre pour ses doubles portraits hyperréalistes et ses icônes d’une Californie idyllique, David Hockney fête ses 80 ans. À cette occasion, le Centre Pompidou présente une rétrospective rassemblant plus de cent-soixante peintures, photographies, gravures, dessins et vidéos. On y découvre un œuvre riche qui, à parts égales, sait être sensuel et intellectuel, populaire et exigeant, ironique et romantique.

Réalisme et expressionnisme
Après Magritte, le Centre Pompidou consacre une exposition à une autre figure-phare de l’art figuratif des XXe et XXIe siècles. À l’instar de son aîné belge, Hockney est resté à distance de l’abstraction pour mieux interroger la nature des images, le besoin humain de représenter le monde qui l’entoure, ainsi que l’importance de l’art dans la construction de notre perception du réel. L’œuvre de Hockney révèle son intérêt pour la mimésis et la perspective dans un style parfois naturaliste, parfois non naturaliste. Puisant à la source de l’histoire de l’art depuis l’art égyptien, Hockney n’a cessé d’expérimenter de nouvelles techniques de production et de reproduction des formes et des images.

Formé au réalisme social pendant ses années d’études à l’école des beaux-arts de Bradford, Hockney découvre l’abstraction au Royal College of Art de Londres, et plus particulièrement l’expressionnisme abstrait américain alors dominant sur la scène artistique internationale. Si l’œuvre de jeunesse de Hockney témoigne de cette influence double – le réalisme et l’expressionnisme –, l’ensemble de son travail semble traversé par cette même interrogation : en quoi la peinture nous permet-elle de comprendre et de déconstruire nos manières de voir, mais aussi d’en inventer de nouvelles[1] ? En 1976, évoquant ses travaux de jeunesse, l’artiste déclarait : « je n’avais pas l’audace de peindre des peintures figuratives ; l’idée de peinture figurative était vraiment considérée comme antimoderne[2] ».

Peinture et photographie
Dans le contexte de forte influence des Pollock, Rothko, de Kooning ou Barnett Newman, Hockney part à New-York où il rencontre Andy Warhol, Jasper Johns et découvre le pop art. Sans devenir un artiste pop à part entière, Hockney reconnaît dans ce mouvement une fidélité à la fonction ancestrale de l’art qui est d’imiter la vie et de représenter le réel. Le fait que ce réel se constitue de plus en plus d’images – essentiellement photographiques, donc reproductibles – à travers la publicité, le cinéma et la télévision ne vient selon Hockney aucunement signaler la mort de la peinture. Au contraire, l’artiste reconnaît dans cette profusion d’images une chance pour la peinture de réaffirmer son caractère irremplaçable[3]. Tandis que la photographie enregistre un moment « gelé », une fraction du réel impossible à percevoir pour l’œil nu, la peinture et le dessin sont en capacité de rendre ce réel en mouvement constant et de travailler la relation d’interdépendance entre l’espace et le temps. Les expérimentations de l’artiste avec la photographie ont toutes été réalisées dans ce but : les joiners, c’est-à-dire les grilles composées de Polaroïd, ainsi que les photocollages, sont autant de tentatives d’introduire du temps dans la photographie et de créer la sensation de l’espace. En cela, Hockney s’éloigne de la perspective classique d’une manière similaire à ce que les cubistes avaient tenté de faire[4], et avec un outil – la photographie – programmé pour retranscrire l’espace selon un point de vue unique. Si Hockney expérimente avec la photographie, c’est pour mieux revenir à la peinture et mettre en lumière non pas seulement les différences, mais aussi les affinités entre les deux médiums, à l’image de ses travaux réalisés avec la camera lucida[5].

L’artiste en lequel Hockney reconnaît un maître est Picasso à cause de sa capacité à explorer un grand nombre de registres stylistiques tout en se situant par rapport aux évolutions de l’histoire de l’art. Hockney s’en inspire dans son positionnement contre le modernisme ou le formalisme, le minimalisme, voire l’art conceptuel, c’est-à-dire contre une vision de l’histoire de l’art qui serait mue par une nécessité de progrès et de nouveauté, et dont le plus célèbre représentant outre-Atlantique était Clement Greenberg. « Il y a toujours eu une voix anti-abstraction, intellectuellement respectable, et non philistine[6] » affirme Hockney. Et c’est à cette école que l’artiste souhaite se rattacher. Du reste, l’art conceptuel et le travail de la forme pour la forme n’intéressent pas Hockney qui reste récalcitrant à toute approche trop intellectuelle de l’art et de la vie, car il souhaite développer un style sensuel, généreux et accessible aux initiés comme aux non-initiés.

Le plaisir de peindre
Le lieu parfait pour réaliser ce programme s’est révélé être la Californie. C’est à L.A. que l’œuvre du peintre prend une réelle ampleur et s’affirme dans un élan hédoniste et puissant. La Californie, c’est la lumière du Sud, ce sont les piscines, les villas, les palmiers, le désert, Hollywood (donc le cinéma), mais aussi une liberté sexuelle libératrice et jouissive pour l’artiste qui affirme ouvertement son homosexualité depuis le début des années 1960. La décontraction avec laquelle il a su aborder un sujet encore largement tabou, notamment avec sa série de douches, a marqué toute une génération et joué un rôle déclencheur pour les générations suivantes.

Emblématique de la période californienne, A Bigger Splash (1967) est aujourd’hui devenu une icône. Hockney aime lui-même à rappeler l’importance de la composition : le bord, formant un cadre, a pour fonction de signaler que l’image n’est pas le réel et que le regardeur ne peut pas rentrer dans l’image sans passer par un travail de dépassement des frontières. Pour pénétrer dans l’image, il nous faut littéralement passer par-dessus bord, se déplacer le long du plongeoir et sauter dans l’eau. Les piscines – qui sont comme des tableaux dans le tableau – fascinent Hockney. Elles circonscrivent un espace rempli d’eau d’où naissent une multitude d’effets de lumière, de couleurs, de transparence, de surface, de profondeur. Représenter l’eau stimule dans la tête de l’artiste toutes sortes de scénarios graphiques, qui parfois semblent même mimer les formes de l’Hourloupe de Jean Dubuffet. A Bigger Splash place en son centre la vanité de la peinture à vouloir représenter ce qui se passe en 1/24 de seconde, une vanité héritée de la pratique photographique qui se traduit ici par une explosion de couleurs, une abstraction très expressive, comme une réponse aux champions de l’abstraction.

Le Portrait d’un artiste (Piscine avec deux personnages) (1972), qui ne représente pas une piscine en Californie mais dans le Sud de la France, thématise cinq ans après, sous la forme d’un double portrait énigmatique, l’espace de la piscine comme lieu d’expérimentations où figuration et abstraction sont mêlées. Fruit d’un montage fortuit de deux photographies distinctes, ce tableau, évoquant la rupture de l’artiste avec Peter Schlesinger, se mue en une allégorie de la fusion de l’art et de la vie. Ici, le bord de la piscine devient le bord d’un tableau et semble unir tout autant qu’il ne sépare les deux personnages, l’espace intérieur de la piscine et le paysage environnant.

Au cœur du tableau
Inventer de nouvelles manières de voir, c’est inventer de nouvelles manières de sentir. Qu’il en aille des doubles portraits de facture réaliste, dont l’ambition est de sonder ce qui relie deux êtres formant un couple – à l’image de Henry Geldzahler et Christopher Scott (1969) ou du Parc des Sources, Vichy (1970) où la chaise vide vient signaler la présence de l’artiste – ou bien des séries de piscines, des paysages du l’Utah ou du Yorkshire, ou encore des décors de théâtre ou d’opéra réalisés par Hockney, il est frappant de remarquer que le paradigme esthétique commun à tous ces travaux est l’empathie. L’empathie de l’artiste pour ce qu’il peint, mais aussi pour le regardeur. À partir de la fin des années 1970, Hockney peint des paysages et des décors sans sujets, or cette absence ne signifie pas la disparition du sujet, mais plutôt le fait que le spectateur devient lui-même le personnage. Hockney est passionné de musique et d’opéra, ses travaux pour le théâtre ont influencé considérablement son travail au point que l’espace pictural sera de plus en plus clairement pensé comme le décor d’une scène de théâtre occupée. Adoptant un point de vue non humaniste, c’est-à-dire une perspective inversée, il place le point de fuite dans le dos du regardeur. Afin de réaliser ces grandes fresques théâtrales en intérieur ou en extérieur, à l’image du paysage 9 Canvas Study of the Grand Canyon (1998), Hockney a recours à la photographie pour réaliser des repérages et une construction multifocale de l’espace.

La nature « polyfocale » du travail de Hockney se retrouve jusque dans sa lecture de l’histoire de l’art qu’incarne admirablement Looking at Pictures on a Screen (1977) : on y voit son ami le curateur au Metropolitan Museum of Art de New York Henry Geldzahler contemplant les reproductions imprimées de quatre œuvres issues de la National Gallery de Londres : Dame debout au virginal de Vermeer, Le Baptême de Piero della Francesca, Tournesols de Van Gogh et Après le bain de Degas. Pareille à une version réduite du Great Wall que l’artiste a installé dans son atelier – une grande frise d’œuvres emblématiques classées chronologiquement – cette œuvre pourrait être une allégorie de son œuvre : un intérêt constant pour l’histoire de l’art, sans jugement ou hiérarchie historique passée au filtre de la nouveauté, augmenté d’une réflexion sur les techniques modernes de reproduction que sont la photographie, l’impression, la photocopieuse, le fax, les appareils numériques jusqu’à l’iPad.

Clara Pacquet

NOTES
[1] Une question que l’artiste détaille notamment dans David Hockney, Ma Façon de voir, Paris, Thames & Hudson, 1999.

[2] David Hockney par David Hockney, trad. Y.-M. Hervé, Paris, éditions du Chêne, p. 41.

[3] Hockney formule à plusieurs reprises son désaccord avec le philosophe Walter Benjamin et l’idée d’une destruction de l’aura de l’œuvre de l’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Voir par exemple l’entretien avec Paul Joyce, Mexico 1984 in Paul Joyce, Hockney on Art, London, 1999, p. 67.

[4] David Hockney, Ma Façon de voir, op. cit., p. 89 : « J’ai de nouveau ressenti un vif intérêt pour le cubisme et les idées de Picasso. C’est donc la photographie qui m’a amené à réfléchir aux façons de voir du cubisme. »

[5] À ce propos, se reporter à David Hockney, Savoirs secrets : Les techniques perdues des maîtres anciens, Paris, Seuil, 2006.

[6] « An Interview with David Hockney-I » [et Peter Fuller], Art Monthly, Londres, n° 12, novembre, p. 5.