[TEXTE EXPOSITION] Pli, Blush. Tim Lehmacher

Sur le travail de Tim Lehmacher. Pli, Blush. Berlin, 2011.

[TEXTE INTÉGRAL]

Pli frappe à première vue par son caractère systématique et rigoureusement ordonné : on assiste à la présentation d’une collection d’images photographiques reproduisant toutes des statues vues uniquement de dos. Un fort sentiment d’unité domine. Si l’on remarque d’emblée que l’usage de la couleur offre une grande précision dans la description des variations de matière et de teinte de chacun de ces monuments dédiés à des personnages illustres, le cadrage, l’échelle, l’éclairage, l’angle de la prise de vue (à peu de changements près) et la monochromie répétée du fond blanc définissent quant à eux les règles de composition des images et les principes sur lesquels repose ce montage en série.

Qu’ils soient réels ou fictifs, les personnages ainsi posés sur un piédestal bénéficient d’une certaine autorité. Pli prend cette évidence à contre-pied et nous montre l’envers de ces représentations. Photographier cet envers ne consiste cependant pas à renverser l’image, puisque l’on peut tourner à 360 degrés autour d’un objet tridimensionnel. En s’en tenant aux dos des sculptures, geste irréversible cette fois-ci puisque l’on passe au régime bidimensionnel de l’image, Tim Lehmacher les installe définitivement dans un anonymat qui bouleverse la hiérarchie et l’ordre de lecture des formes.

Les ingrédients périphériques de la représentation deviennent le centre de notre attention. Seuls importent les plis d’un manteau, d’une toge, d’une robe, d’une cape ou d’une étole, autant de signes censés indiquer pouvoir, célébrité, dignité, vertu, grandeur d’âme. Les plis sont comme autant d’accessoires venant animer des corps qui, sans cela, seraient nus et dépouillés, mais la profusion de mouvement nous invite à oublier la fonction sociale de l’habit. Certains dos font preuve d’une abstraction déconcertante. La répétition des plis crée un surplus essentiel, un supplément décisif qui donne de l’âme, c’est-à-dire suscite le sentiment d’une unité. Faces retournées, les visages restent cachés, les identités sont tues. Le caractère d’abord systématique de la série, qui semble n’avoir ni début ni fin, ni datation ni localisation, devient peu à peu énigmatique. Pli ne garde de l’enquête documentaire que la structure : mise à disposition d’un matériel empirique multiple qu’il faut organiser ou comment trouver « l’unité dans la variété » – Einheit in der Mannigfaltigkeit pour reprendre cette formule métaphysique que l’on trouve chez Leibniz.

On comprend alors très vite que le systématisme de cette suite photographique n’est en rien voué à la classification d’objets historiques. Il ne s’agit pas non plus d’un ordonnancement de formes dynamiques, mémorielles, parfois témoins, parfois narratrices d’une histoire dont le souhait premier serait de dégager un prototype unique par-delà la diversité des costumes que revêt le temps au gré de ses apparitions sensibles. Si Pli attribue à ses objets un pareil dynamisme, son souci n’est pas tant de recueillir des résultats concrets permettant d’attribuer un sens fixe et définitif aux formes, même les plus déterminées, que de rester attentif à leurs transformations multiples.

La recherche qu’initie Pli réside davantage du côté de la perception des formes dans son lien avec la sensation et son infinie diversité. Organiser mieux les perceptions – elles-mêmes déjà très organisées, car regroupées dans ce que l’on nomme une « œuvre d’art » dont la fonction sociale est multiple, la signification historique clairement déterminée – organiser mieux, donc, les perceptions, non pas pour les optimiser dans le cadre d’un programme de connaissance objective, mais plutôt pour aiguiser les sentiments. Une invite à ressentir les formes et leurs variations, leurs mutations. Une tentative, peut-être, pour mesurer l’impact cognitif du rapport sensible, voire sentimental, aux formes artificielles ou naturelles, dans leur mouvement incessant.

Cette attention portée à la perception prend ainsi une dimension haptique et non plus seulement optique, au sens où elle nous invite à nous rapprocher mieux de l’objet, comme pour le toucher, en parcourir les formes, les pleins et les vides, les ruptures et les continuités, les points fixes et les points mouvants. Un autre travail de Tim Lehmacher s’attaque de front aux rapports qu’entretiennent perception et sensation dans la photographie: l’installation Skies, une série qui paraît elle aussi d’abord systématique pour mieux jouer ensuite des ambiguïtés. L’installation se compose d’images toutes construites sur le même modèle, c’est-à-dire à partir d’une photographie de ciel superposée sur une surface blanche d’une taille légèrement inférieure.

De loin, ces associations sont perçues comme des images abstraites, deux figures rectangulaires placées horizontalement qui, ainsi mises en série, déclinent les tonalités d’un gris-bleu confronté à la clarté du blanc. C’est seulement vues de près que ces assemblages se révèlent être la rencontre d’un enregistrement photographique avec un rectangle blanc. Ainsi accolé à l’image photographique, le monochrome – qui a la particularité d’être à la fois idée et sensation – n’est pas une tentative pour tirer la photographie du côté de l’abstraction, ou inversement, le monochrome du côté du réel. Il s’agit plutôt de créer un va-et-vient entre les deux régimes de l’image de manière à augmenter la précision de nos perceptions. L’attention au détail se construit ici au détour d’une image qui n’a ni partie ni tout, ni centre ni périphérie, mais se présente comme une et indivisible, sans hiérarchie.

Revenons maintenant à Pli. Après cette première impression d’unité, c’est donc bien l’abondance, l’immense richesse des expressions, l’infini possible des matières et des formes qui nous gagne. La structure abstraite qui organise l’ensemble de ce dispositif qu’est Pli, est un moyen non pas de nous éloigner du sensible, mais plutôt de nous en rapprocher par l’exacerbation des détails qu’il occasionne. L’abstraction dynamise ici l’expérience. Tim Lehmacher ne s’engage pas dans une démarche taxinomique aux velléités documentaires dont la visée principale serait, contre tout esthétisme ou formalisme, d’augmenter notre connaissance du monde via la photographie.

Si la mise en série exacerbe notre penchant pour la comparaison et nous permet de percevoir plus finement les ressemblances et les différences, la plupart des indices issus directement du réel ont été soigneusement gommés. Notre œil parcourt l’ensemble de ces images, il passe de l’une à l’autre, dans un sens puis dans un autre, et oublie instantanément de se demander : Qui ? Quand ? Où ? Nous voilà pris par un élan qui, s’il est libéré de toute indication de gens, de lieux et d’instants, nous plonge dans une attention toute particulière aux formes que prend la pierre ou le bronze lorsque ces matières veulent suggérer l’expression du mouvement dans un vêtement.

Notre sensibilité se porte non seulement sur les variations des étoffes qui tombent puis remontent, se plissent ou se tendent, mais aussi sur les corps, les postures, les gestes. On remarque une position de la main, une tête penchée, l’expressivité d’un dos, un déhanchement surprenant. Passant d’une image à l’autre, on ne sait plus très bien si ces tissus qui se ne cessent de se mouvoir sont bien si différents les uns des autres ou bien s’il s’agit plutôt d’une seule et même grande étoffe circulant d’une image à l’autre, d’un corps à l’autre, d’une statue à l’autre. Les tissus s’enroulent alors autour des corps, et unité et variété sont comme mêlées l’une et l’autre par un souffle qui tantôt rend les choses indiscernables pour former une étonnante continuité, et tantôt valorise les détails, les gradations et les finesses de la perception pour venir rompre un sentiment d’unité ressenti tout à coup comme simplificateur.

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Tim Lehmacher, Blush #3, 2010 (214 x 152 cm).

Avec Blush, Tim Lehmacher poursuit ses recherches sur l’ouverture, le possible, l’infinie variété des formes et les images qu’on en donne. À l’instar de Pli ou de Skies, la série développe une stratégie de va-et-vient entre abstraction et sensation, un dispositif plastique déjà expérimenté plusieurs fois et dont on a pu mesurer l’efficacité lorsqu’il s’agit de saisir les expressions du mouvement. C’est la même méthode qui est ici employée : éléments photographiques isolés, découpés, assemblés, montés, remontés ; ici aussi le blanc, manière de définir un espace pictural radical et non-réel ; ici aussi un arbitraire du cadre qui n’a ni début ni fin et vient contrarier l’idée première d’un espace monochrome parfaitement clos. Aucunes indications contextuelles, on peine même à identifier les formes qui d’emblée se présentent à l’œil plutôt comme les traces d’un geste pictural. On remarque que ces traces sont plutôt bavardes, parce que porteuses d’indices matériels d’une grande richesse.

On assiste, encore une fois, à la mise en place d’un dispositif qui tend à l’abstraction et qui finalement concrétise à l’extrême la perception des détails et place le regardeur dans une hypersensibilité. Les étendues picturales de Blush prennent des allures de Twombly ; les feux d’artifices, produits d’une explosion inhumaine, deviennent les traces de gestes humains, trop humains, donc impossibles à fixer dans une forme achevée. Les photographies de Tim Lehmacher semblent vouloir relever le défi d’un médium qui est né de cette contradiction : à savoir, celle d’être fidèle à ce qui est immobile et sourd à ce qui bouge. Relever ce défi serait de tenter de photographier le mouvement sans l’arrêter mais l’initier.

Clara Pacquet

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Tim Lehmacher, “Sans titre”, série “Pli (Fold)”, 2004.