[REVIEW] Danièle Cohn, Anselm Kiefer. Ateliers

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Danièle Cohn, Anselm Kiefer : ateliers, Paris, Ed. du Regard, 2012.

Recension publiée dans Critique d’art 41|Printemps/Eté 2013.

[TEXTE INTÉGRAL]

Danièle Cohn est philosophe. Spécialiste de l’esthétique des Lumières, elle est connue entre autres pour ses travaux sur Goethe et elle s’intéresse plus généralement à la manière dont l’art allemand, loin de tout dualisme, articule les idées aux formes sensibles. Ses réflexions autour de l’œuvre d’Anselm Kiefer participent de cette recherche. Elle a déjà publié différents textes sur le travail de cet artiste, à l’occasion par exemple de ses expositions au Grand Palais (Monumenta) en 2007 et au Musée Würth d’Erstein en 2011. Anselm Kiefer: ateliers reprend le fil de certaines de ces réflexions en les approfondissant et en choisissant pour point de départ les ateliers et leur signification comme lieux du faire et du souvenir.

Danièle Cohn semble d’abord présenter le récit d’une histoire. Celle d’une double rencontre: avec l’œuvre de Kiefer, mais également avec la personne de Kiefer. L’œuvre et la personne tissent des liens décisifs dans cette monumentale entreprise que de nombreuses photographies dans le livre viennent documenter (à la limite parfois de la mise en scène, ce qui nous paraît dommage, car ces images ne viennent pas toujours servir le propos des textes). Cette double rencontre ne fonctionne pas à sens unique: elle va de Danièle Cohn vers Anselm Kiefer – l’œuvre et l’artiste –, et l’œuvre et l’artiste vont à leur tour vers Danièle Cohn. Une affinité s’est tissée et c’est cette histoire que retrace le livre, plongeant le lecteur dans la narration d’une expérience inédite. Le lecteur assiste ainsi à l’élaboration d’un parcours philosophique bâti sur un sentiment venant à chaque nouvelle visite réajuster les équilibres précaires entre expérience sensible et mise en forme conceptuelle face aux impossibles souvenirs d’une histoire difficile où les enjeux individuels et collectifs se recouvrent, s’agrègent, pour parfois aussi rentrer en conflit.

« Ma biographie est la biographie de l’Allemagne » répète à souhait Anselm Kiefer.Expérience individuelle et destin collectif sont étroitement corrélés et c’est sur ce terrain-là que travaille le livre: tant sur ce qu’il dit du travail de l’artiste que dans la manière dont l’auteure se retrouve engagée dans le récit de ses expériences. L’épaisseur des lieux n’est perceptible et (re-)transcriptible qu’à travers l’expérience vécue. Danièle Cohn a vu et éprouvé les lieux; ses textes sont une tentative d’écriture des lieux, ils fonctionnent à leur tour comme les lieux d’une expérience. Au fil des chapitres se dégage un point de vue à partir duquel dérouler le récit d’une expérience secrètement unie par une cohérence en devenir, fruit d’un présent permanent qui joue à recomposer le mariage d’un passé douloureux et la possibilité d’un à venir. Car Anselm Kiefer « serait un archéologue, ou mieux encore, un géologue du futur, un futur dans lequel les ruines sont non pas des bornes témoins à sauvegarder, mais des matériaux pour d’autres spatialisations » (p. 38).

S’il fallait formuler une question traversant l’ensemble pluriel que forme ce livre, une question que partageraient à la fois la philosophe et l’artiste, il pourrait s’agir de celle-ci: comment panser les plaies d’une «mémoire sans storia» face aux restes de l’histoire, et plus particulièrement celle de la génération allemande de l’après-guerre? Le livre entretient une familiarité avec l’activité artistique de Kiefer qui est d’amener de la storia là où elle semble manquer.

Les protagonistes des Ateliers sont donc finalement au nombre de trois : Danièle Cohn, l’œuvre d’Anselm Kiefer et l’artiste lui-même ; les lieux, au nombre de sept : les ateliers de Kiefer à Barjac, Buchen, Karlsruhe, Walldrünn-Hornbach, Höpfingen, Rome et Croissy-Beaubourg. Certains de ces lieux sont toujours actifs, d’autres ont été «abandonnés» depuis longtemps, d’autres encore, quittés depuis peu ou occupés rarement. Lieux biographiques par définition dans l’économie du travail d’Anselm Kiefer, Danièle Cohn fait ainsi la lumière sur leur fonctionnement qui relève de la Gestaltbiographie (mise en forme biographique) et doivent être saisis dans leur continuité organique avec les productions aux frontières plus localisées que sont tableaux, dessins, sculptures, installations.

S’il y a sept ateliers, chacun échappe au principe de l’unité de lieu pour devenir «lieu du multiple»: à l’exemple de Barjac qui, de par sa prodigalité spatiale, emprunte des voies de croissance tout autant verticales qu’horizontales pour donner naissance à un sol actif, sédimenté, dont l’épaisseur forme un véritable cosmos où la nature converse avec l’histoire. L’atelier devient un monde en soi qui, s’il use des analogies avec la réalité historique, se mue en un espace de recompositions salvatrices.

Au cours de ses récits, Danièle Cohn ne propose ni commentaire d’historienne, ni analyse formelle, ni interprétation symbolique. Elle ne vient pas offrir une storia à la mémoire du travail d’Anselm Kiefer qui en serait dénuée. Elle vient écrire une histoire autour des ateliers au sens où ces lieux (qui font littéralement «œuvre» comme le montre très bien le livre) consistent en actions. Les ateliers ne sont pas des livres, ainsi que l’écrit Danièle Cohn[1]Anselm Kiefer: ateliers quant à lui est bien un livre: il vient détailler, décrire et comprendre (réanimer ?) ce qui se joue en ces espaces singuliers une fois l’action révolue et un certain passé installé.

Clara Pacquet

[1] Cf. p. 137 : « Un atelier n’est pas un livre, il n’a rien de fictif. Cela n’implique pas qu’aucune feintise n’y règne, que sous le toit de l’atelier il n’y ait pas des lieux de fiction ; mais dans l’atelier se joue une vérité de l’artiste et de l’œuvre dans une temporalité qui est celle d’une action […]. »