Texte accompagnant l’exposition de Bertrand Dezoteux, Olivier Passieux et Benoît Pingeot à la Galerie Bernard Jordan, Paris, Février 2021. [Image texte page d’accueil: Locus Solus de Raymond Roussel, 1914.]
Un baume radical
Une assemblée à géométrie variable discute autour d’une fontaine. S’y trouvent aussi trois chiens, une photocopieuse et un chaudron, deux smartphones cassés, un drapeau européen fraîchement repassé et un tas de serpillères en forme de petit volcan.
L’ANARCHISTE
Observes-tu le monde autour de toi ?
LE ROMANTIQUE
Depuis peu, oui. Il y a dix ans, je n’aurais pas pu. C’était trop. J’ai d’abord dû me faire l’explorateur de mondes imaginaires dont j’étais l’auteur pour avoir la force et le goût de regarder ce que l’on appelle le réel.
LE MYSTIQUE
Mais le réel, n’est-ce justement pas ce qui résiste, ce qui est insaisissable ?
LE ROMANTIQUE
Ça m’a souvent résisté. Ou c’est moi qui ai résisté. Difficile de savoir. Aujourd’hui, je suis comme tranquillement accueilli. Une confiance s’est installée entre ce réel et moi. Dès que d’autres acteurs s’en mêlent, le scénario diffère. J’ai tendance à rester fou, à devenir adolescent.
L’ANARCHISTE
C’est parce que ça résiste que l’on cherche absolument à en produire une image, mais une image à la hauteur des contradictions et des discontinuités qui lui donnent négativement corps. De l’hétérogène en concentré. Qui ne fasse pourtant pas trop mal, qui puisse même apaiser. Un baume radical.
UN ÉCOLOGISTE
Le réel, c’est une pluralité de mondes. Il y a autant de mondes que d’espèces. Je crois néanmoins à la possibilité de voyager d’un monde à l’autre. D’ailleurs les virus s’y amusent. Zo-o-nose.
UNE SÉMIOTICIENNE
Notre affaire à tous, finalement, c’est l’interprétation des traces. Nous devons mener l’enquête. Parfois même sans savoir quels en sont les motifs.
LE MYSTIQUE
Nous en connaissons parfaitement les motifs. Cette enquête est principalement motivée par la recherche de la forme juste. La puissance de la forme. Savoir l’accueillir dans un mouvement de passivité active. On en revient à l’accueil romantique. Accueillir, être accueilli.
L’ANARCHISTE
L’hospitalité. Voilà un mot bien à la mode ! Pensons aussi l’adversité. J’aime beaucoup lorsque Jean-Luc Godard raconte qu’il souhaite faire inscrire sur sa tombe l’épitaphe « Au contraire ».
UN ÉCOLOGISTE
Il raconte aussi que la vue d’un moineau mort le bouleverse aux larmes, tandis que la disparition d’Agnès Varda l’émeut à peine. S’il y a tristesse, elle n’est pas spectaculaire.
UNE PASSANTE
Avec l’élocution d’une somnambule.
La mort des ami.e.s, des compagnons de route, des sœurs et des frères, est dans l’ordre des choses. Celle d’un moineau avec lequel vous pouvez difficilement converser vous secoue.
LE ROMANTIQUE
Elle vous secoue parce qu’elle vient d’un autre monde. Il ne tient qu’à nous de faire nôtre ce monde. Ou d’inventer celui où tout converge.
L’ANARCHISTE
Et ton réel ? Tu l’oublies ? Tu renonces déjà ?
LE ROMANTIQUE
Eh toi, l’anarchiste ! Que proposes-tu ? La mort de l’État ? Celle de Dieu ? L’aristocratie pour toutes et tous ? Regarde-toi ! Comment vis-tu ? Quel est ton monde où tout converge ? Réel ? Imaginaire ? Pétri d’idéologie ?
LE MYSTIQUE
Il me semble être de mon devoir que de répondre à la place de mon camarade. Nous n’avons pas besoin des institutions pour nous adresser aux instances de la Transcendance.
UN MÉTAPHYSICIEN
Débarquant comme un cheveu sur la soupe. Très fort, au téléphone.
Du point de vue de la science des sciences, l’humanité est un soubresaut de l’être et nous sommes de toute façon en bout de course. (Il laisse parler son interlocuteur.) Oui, c’est ça. Lascaux, -19 000, -17 000 ; Chauvet -37 000, – 33 500. (Il laisse de nouveau parler son interlocuteur.) Je vous ai déjà donné mon diagnostic la semaine dernière ! De la psychanalyse au post-structuralisme en passant par les décoloniaux, tout le monde en convient (Hésitation.) Comment ? (On croit deviner un énervement à l’autre bout du fil, on entend que le ton monte. Puis, calmement.) Nous sommes bloqués dans des bulles de temps et nous ne savons pas que nous sommes, peut-être, déjà tous morts.
L’ANARCHISTE
Revenons à nos moutons et cessons d’écouter les conversations tronquées d’inconnus qui passent et qui ont le malheur de rendre publiques leurs méditations.
LE MYSTIQUE
Ah non arrête ! Je déteste le Petit Prince ! De la merde en boîte qui prétend sentir la rose, des sables. Et puis ce côté écolo de l’aquarelle. Moi j’aime le gras. Plutôt que respirer, suffoquer. L’art n’est ni une bouffée d’air frais ni un voyage dans l’imaginaire. Revenons au cœur de la chose : le geste parfait, jusque dans ses imperfections, et surtout dans ses imperfections, celui dont rêve l’artiste, tranchant et bien tendu comme un string.
L’ANARCHISTE
Laisse-moi parler ! Je crois fermement à l’immédiateté, à l’horizontalité. Puis soudain, la verticalité, sans médiation. Comme un glaive qui se lève. Croire à l’organisation spontanée, que ce soit celle du tableau ou de la société, c’est vital. Laisser la chance advenir aussi. C’est terrible à dire, mais une autorité finit toujours par émerger. Comme naturellement. Comme enfantée par le hasard. Faut-il l’accepter ? La combattre ? Des remèdes ? La forme juste ? Est-ce bien ça ? (S’adressant plus directement au mystique, avec délicatesse tout à coup.) Dis-moi, cher ami, qu’entends-tu exactement par « l’accueillir dans un mouvement de passivité active » ? Ça m’intéresse. Et tu voulais d’ailleurs répondre à ma place.
UNE PASSANTE
Où sont les femmes ?
LE ROMANTIQUE
Ironique.
Oh là là, on va pas y arriver. Vive les ogres ! Vive les monstres ! Nous les andouilles, les grosses couilles et les lécheurs de boules ! Bouh !
La passante repart en haussant les épaules. (Il n’est pas impossible qu’elle revienne avec toute une armada de militantes.)
LE MYSTIQUE
Un peu fort pour que la passante puisse entendre.
Pardonne-le, sister ! Ce satire farceur ne peut s’empêcher de manier l’arme suprême des romantiques, au risque de perdre sa substance, de se vider de son sang comme un animal envoyé aux abattoirs.
Se tournant vers le romantique.
Mon propos n’est ni sororal, ni fraternel, il dépasse le genre, il dépasse le sexe, il dépasse toute différence. Il est fermement ancré dans le corps, mais différemment. Il accueille une force spirituelle, un souffle, un verbe. Il gloutonne, il pardonne. N’oublions pas ce que nous disaient Luc et Matthieu, Jésus est un glouton, Jésus est un ivrogne. Peindre l’ombre de l’esprit et dire la chair du corps. Réinsuffler du vivant là où c’est mort.
Clara Pacquet
(Octobre 2020 – Janvier 2021)